Trauernacht, nuit funèbre au Théâtre des Célestins
Mettre en scène des cantates de Jean-Sébastien Bach : cette idée originale de Katie Mitchell a séduit le musicien Raphaël Pichon. Ils ont ainsi imaginé et monté ensemble un spectacle en trois parties autour d’extraits de cantates du cantor de Leipzig et d’un motet de Johann Christoph Bach, son oncle. Créé en 2014 au Festival d’Aix-en-Provence, il est ici repris dans le cadre du Festival annuel de l’Opéra national de Lyon, intitulé en cette saison « Secrets de famille ». C’est ainsi que, dans un décor sobre dont la table représente l’élément principal, le public assiste au deuil d’une fratrie ayant perdu leur père, dont la silhouette semble hanter encore leurs souvenirs et le fond de la scène. La mise en scène épurée s'anime d’une gestuelle lente et souple, magnifiée de silences, ne sollicitant jamais inutilement un pathos exagéré. Réalisée par Vicki Mortimer, qui signe également les costumes, et aidée par les lumières de James Farncombe, la scénographie suggère plutôt une émotion pudique par la subtile caractérisation des quatre personnages et, évidemment et surtout, par le texte.
Replacés dans un contexte familial, dans le cadre intime d’un soir chez soi, les récitatifs, airs et chorals gagnent une signification nouvelle (par rapport aux prestations dans des églises ou salles de concerts). La tradition familiale et protestante des Bach résonne assurément avec cette approche en question. Chacun des interprètes dote son personnage d’une personnalité propre, réagissant tous différemment face à la perte de leur père. Tous transmettent les sentiments de tristesse, de culpabilité ou de colère, sans jamais tomber dans la caricature mais sachant toucher ou émouvoir. La sœur aînée, sidérée encore par la disparition d’un père bien-aimé, est incarnée par la soprano Elisabeth Boudreault, à la voix lumineuse quel que soit le registre, bien que ses aigus ressortent particulièrement avec éclat et finesse. La souplesse des phrasés offre un émouvant air extrait de la cantate Herr Jesu Christ, wahr' Mensch und Gott (L'âme repose entre les mains de Jésus), alors qu’elle revêt les anciens habits de son père.
La sœur cadette, encore choquée d’être confrontée à la mort, va jusqu’à culpabiliser pour ses propres péchés. Fiona McGown lui prête sa voix chaleureuse et légère, avec une diction très souple et des phrasés agréablement nuancés (bien que le tempo de l’accompagnement soit un rien trop lent -voire pesant- pour elle, sur son élégie funèbre Stirb in mir - Mourez en moi).
Le ténor Andrew Henley interprète le fils cadet, avec une voix également légère, souple voire tendre et sans trop de rondeur. Il en manque d’ailleurs un peu pour intensifier davantage son chant, ce qu’il réussit aisément lorsque les phrases sont un peu plus longues et lui permettent de déployer des vocalises affirmées. Cette expressivité est mise au service de ce frère colérique et moralisateur.
La voix du baryton Romain Bockler, chaleureuse et éloquente correspond elle aussi à son personnage : celui du fils aîné, attentif et consolateur. C’est lui qui permet à tous d’accepter le deuil et à la silhouette du père de partir, en interprétant le fameux Ich habe genug (Je suis comblé). Philippe Dusigne (acteur incarnant le Père) ne chante pas mais intervient quelques fois entre deux extraits pour siffler une lente mélodie de choral : un sifflement fragile et rempli d'air, comme un souvenir.
En quatuor, les quatre chanteurs se montrent équilibrés, faisant preuve d’une vigilance extrême dès le début a cappella. Certains passages ressemblent à la discussion animée d’une famille autour de la table, chacun exprimant ses émotions, communes et pourtant bien personnelles.
Sous la direction de Simon-Pierre Bestion, les étudiants de la classe de musique ancienne du Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon pilotée par Anne Delafosse, et soutenus par la violoniste Katia Viel ainsi que la hautboïste Sophie Rebreyend, sont à la fois visibles sur scène mais sans vraiment y être, grâce à un rideau de tulle transparent. Tournant le dos aux chanteurs -mais visible par ceux-ci via des écrans-, le chef peut leur laisser une relative liberté et se charger d’insuffler les élans aux jeunes instrumentistes. Les phrasés sont nuancés, souvent nets malgré quelques légères précipitations. Leur assurance, souffle, vitalité instrumentale et même un peu de mordant gagneront à se développer au fil de leur carrière, mais ils touchent visiblement le public dans le tendre et consolateur finale.
Le silence qui suit ce numéro saisissant est bien court, tant l'assistance est enthousiaste à rendre hommage aux artistes et à manifester le bonheur d’avoir entendu ces œuvres dans une mise en scène réinventée, avec une interprétation efficace et finalement pleine d'un esprit respectueux.
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