Rigoletto face aux Secrets de famille à l’Opéra de Lyon
Le Festival de l’Opéra national de Lyon consacré cette année aux « Secrets de famille » s’ouvre avec évidence sur le Rigoletto de Verdi (dans lequel le bouffon du roi met sa fille au secret). La maison lyrique propose une nouvelle production audacieuse, confiée au jeune cinéaste et metteur en scène Axel Ranisch. Celui-ci place l’intrigue dans un univers très sombre, au milieu de froids immeubles de banlieue, parmi la misère, la violence et le crime organisé. Quelques éléments de décor mobiles (imaginés par Falko Herold) précisent l’emplacement de l’action : un casino / boîte de nuit mal famés, propriétés du Duc de Mantoue. Les costumes réalisés par Alfred Mayerhofer illustrent cet univers sombre et violent, mais quelques chorégraphies de Daphné Mauger apportent un peu de mouvement et de spectacle au plateau.
Axel Ranisch, signant mise en scène et vidéo, réunit ses deux métiers pour proposer de surcroît une histoire visuelle en parallèle : un détournement/mise en abyme de Rigoletto en court-métrage vidéo dont les séquences sont projetées durant de longs prologues aux ouvertures des actes et durant certains airs. Le spectateur y découvre l’histoire d’un homme (nommé « Heiko ou Hugo » dans la courte et énigmatique note d’intention) passionné par Rigoletto, dont l’histoire lui rappelle sa femme décédée lors de l’accouchement de leur fille. Celle-ci, devenue jeune adulte, veut prendre son indépendance et se laisse influencer par un ami de son père. Les personnages de l’opéra sont donc reconnaissables dans cette relecture, mais que le metteur en scène mène jusqu’à l’imbrication : le salon de cet Hugo (incarné par le comédien Heiko Pinkowski) devient la backroom de la boîte de nuit, et son occupant se perd dans ce drame (interagissant plus ou moins avec les personnages), comme les notions de perspectives se perdent dans l’irrégularité des tailles des décors et de leurs univers respectifs, laissant au final le spectateur (souvent ébloui par l’intensité des vidéos) décider d’à quel point Hugo est ici spectateur, témoin ou acteur indécis.
Le Duc de Mantoue est interprété par le ténor sicilien Enea Scala, jouant de son allure pour camper un personnage de séducteur mafieux. Sa voix est à l’avenant, portée par un fin phrasé et un timbre vaillant, avec une pointe de légèreté à laquelle le vibrato ajoute en moelleux (mais mène aussi vers de brillants aigus conclusifs). Bien projeté et compréhensible, son texte renforce encore la présence scénique engagée et convaincante.
La lumineuse Gilda est chantée par la soprano Nina Minasyan, pleine de fraîcheur et d’innocence. La clarté et la finesse de sa voix tranchent (évidemment) avec le plateau et le reste de la distribution. Ses phrasés charmants sont soutenus par un souple vibrato, aussi léger que ses aigus. La ligne aérienne devient angélique au service de ses arias mais aussi de ses duos, particulièrement avec son père Rigoletto. Ce bouffon n’est pas bossu (ni particulièrement enlaidi) ici, d’autant que le baryton slovaque Dalibor Jenis en fait un personnage affirmé, sombre et paternel, plutôt sérieux (pas drôle, assurément). Sachant maîtriser avec grande pertinence son souffle, il anime ses phrasés en fonction de son texte, variant avec subtilité ses timbres, assez ronds, au service de son personnage et en particulier de sa lamentation.
Le tueur à gages Sparafucile dispose de la voix effrayante de Gianluca Buratto, profonde, noire, tranchante comme son couteau. Il se montre un rien précipité en ensemble mais reste néanmoins toujours saisissant, autant par sa présence vocale que scénique. Sa sœur Maddalena est chantée par l’alto Agata Schmidt, au timbre moelleux, vibré avec équilibre et projeté avec soin. Elle manque cependant un peu de souplesse dans les lignes de ses premières interventions avant d’en gagner naturellement lorsque la partition lui donne un peu plus de liberté.
Le Comte de Monterone, déshonoré par le comportement infâme du Duc de Mantoue, est interprété par l’ukrainien Roman Chabaranok (qui vient saluer couvert du drapeau de son pays). Sa voix est sombre, dépeignant une certaine autorité, bien que manquant encore un peu de largesse pour s’imposer pleinement et faire de la malédiction une parole des plus effrayantes. En Comte de Ceprano, Dumitru Madarasan s'acquitte de son office avec discrétion et justesse. Inséparables (et aux allures pas très malines), Marullo et Matteo Borsa sont respectivement chantés par Daniele Terenzi et Grégoire Mour. Le premier fait entendre un timbre agréablement chaleureux, clair et bien présent. Le second n’est pas moins convaincant, par son timbre vif et léger, et particulièrement à l’aise scéniquement.
Les Chœurs, préparés par Benedict Kearns, paraissent un peu perturbés par l’accompagnement enregistré lors de la scène de bal de l’acte I (en absence d’un orchestre sur scène), mais ils se montrent ensuite très minutieux et homogènes. Sous la direction animée de Daniele Rustioni, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon est énergique, au service du propos dramatique, mais aussi plus intimiste et toujours raffiné. De micro-décalages, entre la fosse et le plateau, se résolvent naturellement, assez rapidement et même avec fluidité.
Axel Ranisch et son équipe sont salués par quelques huées éparses, la majorité du public lyonnais préférant montrer davantage sa reconnaissance envers les musiciens, en particulier le fougueux Daniele Rustioni, le séduisant Enea Scala et l’angélique Nina Minasyan.
Retrouvez nos comptes-rendus des autres spectacles de ce Festival "Secrets de famille" : Irrelohe-Feu follet et Trauernacht-nuit funèbre