Vous Trouvez Ça Classique ? Carmen à La Seine Musicale
Mathieu Herzog accomplit son double office de chef d'orchestre et de pédagogue avec cohérence et pour cause : les deux activités se nourrissent avec évidence, dans le fond et dans la forme. La direction du chef d'orchestre expressive et limpide est d'autant plus lisible avec les explications qu'il donne et réciproquement. Ses volte-face pour se retourner vers les musiciens d'Appassionato ou le public se font dans une même dynamique investie, nourrie de profondeur et de légèreté. Il pimente ainsi de pointes d'humour spirituel les explications et anecdotes sur l'œuvre (son élaboration, ses premières représentations tourmentées, son succès posthume inouï), le compositeur (sa vie, l'élaboration de son œuvre, ses compagnonnages), l'adaptation (de Mérimée par les librettistes Ludovic Halévy et Henri Meilhac) qu'il raconte naturellement à l'auditoire : avec la proximité d'une conversation, sans lire de texte autrement qu'en jetant parfois un coup d'œil furtif à quelques notes.
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Le chef s'appuie bien évidemment sur l'ouverture musicale (servant dans un opéra à présenter les thèmes du drame à venir) et sur le fait que le public en connaît déjà les mélodies -même sans le savoir. Puis, il tire le fil de chaque morceau avec des contextualisations et comparaisons modernes ("Si tu m'aimes" aurait ainsi pu être le titre d'une chanson des Beatles).
Les instrumentistes solistes, "juke-box humain", présentés par leurs prénoms et leurs instruments, offrent des démonstrations des différents épisodes les mettant à l'honneur. Bien loin de simplifier la prestation musicale en la disséquant, les explications rendent d'autant plus lisibles et expressives les différentes sections formant toute la richesse de la partition. Les explications et la musique se nourrissant réciproquement de manière substantielle, le public n'a pas seulement droit à des extraits musicaux mais à un nombre substantiel de scènes intégrales : l'opéra en version réduite (au point que cette soirée dure presque le double de la durée annoncée, sans que le public ne voit le temps passer). Chaque musicien, chaque pupitre mais aussi le tutti se met au service de cette fibre pédagogique par leurs moyens artistiques. Les chœurs sont aussi impliqués par le projet, les voix se détachant avec clarté et précision (quoiqu'elles s'étiolent dans le finale chanté depuis les coulisses).
Les personnages sont chantés par de jeunes artistes déjà en vue et en voix, aux renommées croissantes et à l'implication constante dans l'œuvre et le projet. Carmen est incarnée par Adèle Charvet, portant une robe rouge comme la rose qu'elle jette (ou plutôt ici qu'elle tend) à Don José. Sa voix alerte assume la prosodie virtuose, les échelles mélodiques et glissandi expressifs. Sa longueur de souffle lui permet d'enchaîner les phrases, avec mordant et des résonances chaudes. Le timbre demeure très légèrement voilé, mais au service d'une sensualité et à la mesure de la voix qui prend la mesure acoustique de ce lieu. Cependant, la mezzo perd progressivement (quelque peu, puis beaucoup) en volume et présence vocale (alors que les autres interprètes conservent l'intensité de leurs moyens respectifs).
Jeanne Gérard donne d'abord à Micaëla un air angélique et timide, avec une voix vibrante mais dont la prononciation manque étonnamment beaucoup de précision. Le médium blanchit et certaines phrases manquent de souffle. Son air final lui permet ensuite de déployer des accès et accents de colères plus tragiques, avec un appui poitriné sur les notes graves, et un aigu acéré.
La prononciation du ténor Diego Godoy est à l'inverse très appliquée, et ses quelques défauts s'expliquent par sa nationalité chilienne, le fait qu'il effectue ici un remplacement ainsi que son dévouement au caractère lyrique-dramatique du personnage. Son incarnation d'un héros romantique exacerbe le dramatisme de Don José, tragique d'emblée (donc même dans l'amour réciproque). Déployant des décrochements vocaux dès les premières notes, il maintient tout du long l'intensité de sa projection lyrique, tout en sachant l'adoucir de diminuendi très touchants. La projection emplit l'Auditorium et perce d'autant plus qu'elle surgit d'un soutien quelque peu engorgé. L'aigu soutenu est d'un lyrisme maîtrisé comme celui impeccablement soulevé en voix mixte (comme il sied) à la fin de son grand air.
Amélie Raison déploie en Frasquita un lyrisme de premier ordre et de premier rôle avec un timbre piquant ressortant aussi des ensembles. Éléonore Pancrazi (Mercedes) est plus en retrait mais avec un mezzo chaleureux qui se met au service de la matière vocale homogène d'ensemble (notamment dans le quintette).
Les deux contrebandiers sont chantés avec articulation et un tonus corsé : le Remendado par Arnaud Rostin-Magnin hélas peu audible, le Dancaïre par le baryton franco-mexicain Sergio Villegas-Galvain avec noblesse dans le grave (et une pointe d'accent hispanique seyante). Il interprète également -et surtout- le toréador Escamillo ("Alain Delon du XIXe" siècle comme le présente Mathieu Herzog) avec les mêmes qualités, auxquelles il ne lui reste plus qu'à ajouter l'impact vocal. La distribution renforce d'ailleurs ainsi le partenariat avec une autre institution locale en résidence : l'Académie Jaroussky (dont sont issus Amélie Raison de la Promotion Vivaldi 2018,
Arnaud Rostin-Magnin de la Promotion Beethoven 2020 et Sergio Villegas-Galvain de la Promotion Tchaïkovski 2021).
Dans l'esprit taquin de cette soirée (une forme de légèreté bienvenue devant ce drame pour un public familial), Mathieu Herzog explique que le spectacle fera l'impasse sur un air très connu, tellement connu que le public pourra le chanter chez lui... mais c'est en fait pour mieux chanter cet air du Toréador en bis et en chœur avec le public.
Face à ces explications et passions réunies qui lui sont offertes, parcouru de frissons de plaisir, d'humour et d'amour tragique, ce public offre un triomphe aux artistes et au projet. Rendez-vous est donné pour les prochains Vous Trouvez Ça Classique ?, à commencer par celui dédié à Bach et Glass le 21 mai.