Le Paradis perdu enfin retrouvé à l’Auditorium de Lyon
La Bibliothèque municipale de Lyon regorge visiblement de trésors qu'il reste à redécouvrir. Parmi les manuscrits, une mystérieuse copie (de qualité) d’une œuvre musicale comportant comme seules indications "1713" et "Da Mancia" intrigua le claveciniste et chef Franck-Emmanuel Comte. Celui-ci confia cette découverte au musicologue Marco Bizzarini qui se lança alors dans une enquête pour en identifier le compositeur, son origine et son contexte. Seule certitude, cet oratorio en deux parties a pour thématique la Chute d’Adam et Eve, évoquée dans le livre biblique de la Genèse. Ne pouvant apporter de conclusions certaines, le musicologue attribue la paternité à Luigi da Mancia (ou Manza), dont la biographie mouvementée reste incomplète. Il présume également que l’œuvre copiée par un non-italien et retrouvée dans les fonds lyonnais n’a jamais pu être créée publiquement. Franck-Emmanuel Comte et son Concert de l’Hostel Dieu lui offriraient donc ce soir, à l’Auditorium de Lyon, sa véritable naissance devant un public privilégié.
La partition révèle des pages étonnantes, surtout au niveau orchestral : les cordes sont divisées en deux groupes, comme deux petits orchestres se répondant parfois, avec au centre le continuo. Ceci permet de varier les effectifs à chaque numéro, démontrant un goût et un talent certain pour l’instrumentation, notamment lors des récitatifs. L’invention mélodique n’est certes pas d’une richesse inégalée, n’offrant que quelques beaux airs, souvent très courts. Néanmoins, quelques trouvailles sont exploitées avec une certaine intelligence, tel l’air assez touchant d’Adam "Ti perdo e ti abbandono", se lamentant d’avoir perdu la vie éternelle, sur le doux commentaire du trio de violoncelles, repris par Eve avec un trio de flûtes à bec. L’accompagnement en pizzicati de l’air d’Eve, telles des gouttes d’eau, a également de quoi séduire. Sous la direction très attentive et raffinée de Franck-Emmanuel Comte, Le Concert de l’Hostel Dieu se montre vivant, très nuancé et contrasté. Bien que la grande salle de l’Auditorium n’offre pas une acoustique idéale pour la musique Baroque, l’orchestre réussit à se faire présent, voire affirmé.
L’oreille de l’auditeur doit aussi s’habituer à la résonance qui suit les voix, celles-ci pouvant paraître un peu lointaines. Néanmoins, le travail minutieux des chanteurs défend la naissance heureuse de cet oratorio jusque dans ses numéros de bravoure. Eve est incarnée par la mezzo-soprano Floriane Hasler. Son timbre rond et caressant offre des graves suaves. Elle demeure assez concentrée, manquant encore un peu d’aisance pour lâcher prise, mais offrant toutefois des vocalises sans fautes.
Adam est interprété par le soprano radieux de Céline Scheen. Celle-ci se montre toujours à l’aise, autant physiquement que vocalement, avec une expressivité qui pourrait paraître un rien exagérée, mais assurément sincère et communicative. Utilisant le vibrato comme ornement, elle se laisse porter par l’accompagnement, qui figure un vent caressant les feuilles des arbres.
Dieu est personnifié par le ténor Fabien Hyon. Ses phrasés sont conduits avec soin et même sensibilité, aux dépens de sa projection en première partie mais sachant être ensuite plus présent en Dieu fâché, à l’accompagnement tout à fait martial. Il porte alors son timbre assez noble, empruntant même quelques médiums et graves chauds voire barytonnant. Le Serpent aurait dû être chanté par la basse Salvo Vitale. Malheureusement souffrant, il a dû être remplacé la veille seulement par Virgile Ancely. Malgré cette prise de rôle inédite et in extremis, le chanteur se montre investi, désireux de faire vivre son texte et de lui donner sens. Il apporte également une certaine noblesse de timbre et un certain grain dans les graves, parfois profonds bien que peu puissants pour l’acoustique. Relativement à l’aise, il fait entendre un saisissant « Allegrezza ! », dont les couleurs mêlent, à l'allégresse, la noirceur du Serpent qui se réjouit de sa victoire et du malheur de l’humanité.
La mezzo-soprano Dagmar Šašková est une terrifiante incarnation de La Mort, pleinement présente scéniquement et vocalement. Sa voix est dotée d’une pointe d’acidité qui lui donne une couleur incisive et lumineuse (avec même un soupçon de feu dans les graves). La chanteuse joue ainsi de sa palette de timbres pour créer un personnage aussi séduisant qu’effrayant. Ses vocalises sonores se font agréablement ciselées, déroulées en guirlandes. Enfin, l’Ange est incarné par la pétillante soprano Ana Vieira Leite, au timbre rond et lumineux traversant le "bouillard noir" de l'aria "La nebbia scura".
Au milieu d’une mise en espace faite de néons et d’un tapis de fumée, l’ensemble des chanteurs se réunit pour une courte mais triomphale fugue finale. Récompensé par de chaleureux applaudissements, ce travail de reconstitution et de création d’une œuvre perdue mais heureusement retrouvée ravit le public lyonnais de cette primeur.