Platée, enivrante folie douce et cruelle à Toulouse
Les répétitions de cette nouvelle Platée durent brusquement s’interrompre au bout de quatre semaines de travail en mars 2020, au même titre que l’ensemble des spectacles alors présentés ou en préparation en France. Les principaux protagonistes de cette nouvelle production (Hervé Niquet, Corinne et Gilles Benizio) avaient alors confié leur désarroi, leur tristesse, aux lecteurs d’Ôlyrix, tout en levant le voile sur les orientations et les objectifs du futur spectacle. La mission est heureusement aujourd’hui pleinement remplie avec une approche à la fois juste et cruelle, mais aussi pleine de verve et de fantaisie de l’ouvrage. Déplaçant l’intrigue dans une sorte de favela brésilienne un rien interlope, dominée par le fameux mont du Pain de Sucre devenu proche demeure des Dieux et couronné, non du Christ Rédempteur, mais d’une statue de déesse antique, Corinne et Gilles Benizio présentent de façon plus actuelle le fossé qui ne cesse de s’accentuer entre les classes dirigeantes et la majorité, ici pas si silencieuse que cela.
Les Dieux demeurent certes, qui dans leur oisiveté veulent s’encanailler un moment en élaborant tout un pernicieux stratagème visant à berner la pauvre nymphe Platée en évoquant une union possible avec le plus grand d’entre eux, Jupiter. De l’autre, Platée, sans aucun doute un travesti local, semble régner depuis le balcon de sa demeure sur sa favela : petit monde bigarré qui, malgré la misère et les violences, ne cesse de s’étourdir et de faire la fête.
Corinne et Gilles Benizio impriment un rythme presque délirant au spectacle, y introduisant hardiment une ambiance musicale latino-américaine qui vient côtoyer la musique pleine de vie et de grandeur de Rameau. Ils y associent aussi toute une série de gags visuels ou auditifs qui loin de contrecarrer le propos, le renforce et démontre la maîtrise scénographique acquise par ces deux complices unis à la vie comme à la scène. Ils se réservent au deuxième acte une savoureuse apparition en montagnards partant à l’assaut du Pain de Sucre.
Hervé Niquet avec sa verve habituelle participe pleinement au déroulé du spectacle, s’adressant directement au public présent notamment au sujet du Prologue ici coupé (faute de Roi ou de Reine dans la salle), comme il le démontre en montant ensuite sur scène pour aider à déplacer un canapé ou rejoignant à la fin de la représentation Platée désespérée et s’abimant dans les pleurs afin de la réconforter dans une sorte de Pietà à la Michel-Ange. Le spectacle regorge de moments savoureux et d’idées pertinentes, comme Junon en robe rouge lamée qui apparaît de façon véhémente en scène à des moments inopportuns pour mieux surveiller son très infidèle époux. La Lyre d’Apollon se trouve transformée en guitare électrique entre les mains de la Folie devenue une sorte de chanteuse et danseuse punk.
Les apparitions burlesques de Jupiter censées séduire la naïade Platée (et y parvenant) bousculent les codes. En lieu et place de l’âne habituel, un superman totalement survolté se lance dans une danse effrénée et lascive, puis apparaît le « Plus beau des Hiboux », oiseau bizarrement multicolore qui bondit aux quatre coins de la scène.
Le décor remarqué de la favela créé par Hernan Penuela bénéficie aussi de l’apport des lumières originales et toujours en situation de Patrick Méeüs. Les costumes pour leur part, élaborés par Corinne et Gilles Benizio, ajoutent à la richesse visuelle du spectacle, par leur originalité, le mélange des genres et des origines, leur diversité esthétique : sachant parfaitement sortir les griffes tout en divertissant.
Ballet bouffon ou comédie lyrique, la danse occupe une place de choix dans Platée. Kader Belarbi, Directeur de la danse du Théâtre du Capitole, s’est lancé à cœur joie dans cette aventure en élaborant une chorégraphie empruntant certes aux codes du ballet baroque qu’il affectionne particulièrement, mais en lui conférant une dimension plus contemporaine, libérant le mouvement avec un sens satirique et comique certain, parvenant comme il le souhaitait, à un habile équilibre entre ordre et désordre. La troupe de danseurs du Capitole est saluée sans réserve, tant le difficile travail accompli démontre la diversité et la complémentarité de leur talent.
Dans le rôle-titre, Mathias Vidal impose une vision à la fois fragile et attachante de la vilaine et vieille nymphe Platée-la-trop-respectée, certes souvent à la limite de la folie par l’exposition inconsidérée de ses désirs amoureux et refusant de reconnaître sa vraie nature (ici celle d’un travesti plutôt que d’une batracienne). À aucun moment, Mathias Vidal ne fait basculer le personnage dans une caricature de lui-même, jouant bien entendu sur tous les registres de l’amoureuse attendrie, mais affirmant aussi un caractère bien établi et non dénué de sincérité. Il déploie en outre une énergie débordante et communicative durant les trois actes, que ce soit au premier en pseudo ménagère en bigoudis et pantoufles, au second métamorphosée en ravissante créature vêtue d’une élégante robe jaune printemps ou en mariée décousue au troisième. Accablé par la méchanceté des Dieux, Platée fulmine et crie à la vengeance avant de s’écrouler sans retour : l’interprète se hisse à la hauteur des exigences scéniques imposées par un rôle presqu'unique dans les annales de l’art lyrique. Au plan vocal et dans une tessiture assez centrale il est vrai, il déploie un sens du style et du phrasé ornementés acquis au service de la musique baroque, une juste projection en salle et cette couleur lumineuse qui caractérise sa voix de ténor ou haute-contre comme il le revendique fort justement pour ce répertoire.
À ses côtés, Marie Perbost impose une vision savoureuse et railleuse de la Folie, égérie du public de la favela et admirée par les Dieux. Sa voix est cependant plus celle d’un soprano lyrique que d’une colorature, assez dense en fait et au caractère affirmé. Pour autant, la virtuosité passant par des rires appuyés et certaines cadences volontairement accentuées ne lui échappent pas et construisent le personnage. Mais la dimension plus délirante du chant, avec ses suraigus attendus ou ses envolées dans les hautes sphères, manque un peu à l’appel.
Marie-Laure Garnier se dévoile sans apprêt en Junon, révélant le vis comica d’une voix charpentée et parée de toute la véhémence quelque peu débordante requise par le rôle. Le jeune ténor Pierre Derhet campe d’une voix souple aux aigus pleins et sensibles un Mercure fort présent au plan scénique, tandis que le baryton Marc Labonnette l’accompagne dans le rôle de Cithéron d’une voix sonore et franche.
L’interprétation de Jupiter transformé en Elvis Presley des années tardives incombe à la basse Jean-Vincent Blot qui s’impose par la solidité et la profondeur incontestable des moyens déployés. Dans le personnage de Momus qui se transforme au troisième acte en un Amour désopilant un rien dénudé, Jean-Christophe Lanièce brûle les planches et les occupe de toute sa haute silhouette. Sa voix de baryton s’élève avec autorité, clarté et vaillance même. La soprano colorature Lila Dufy hérite avec élégance et musicalité de l’intervention de Clarine au premier acte et de ce si bel air qui lui revient de droit “Soleil, fuis de ces lieux”.
Hervé Niquet, toujours lui, a choisi de faire participer directement le public à la représentation. Au début du troisième acte, épaulé par trois des interprètes, il parvient avec succès et brio à faire chanter le fameux Canon Frère Jacques à l’ensemble de la salle. La paternité de cette célébrissime page musicale est de fait, selon les travaux musicologiques récents menés par la grande spécialiste du compositeur Sylvie Bouissou, désormais attribuée à Jean-Philippe Rameau lui-même. De même, lors du duo Mercure/Junon du début du troisième acte où le premier tente de rassurer la seconde sur le nouvel amour de Jupiter, le facétieux Hervé Niquet demande aux deux chanteurs présents en scène d’accentuer presque à la caricature ces “r” roulés typiques du baroque français, surprenant par là même le public. Placé à la tête du Chœur et de l’Orchestre du Concert Spirituel, l’infatigable chef laisse se déployer la musique sublime de Rameau en lui impulsant plus encore force et jeunesse. Le Concert Spirituel répond à ses attentes avec ferveur, précision et une sensibilité totalement ressentie.
Le public toulousain gagné par cette ferveur et cet enthousiasme d’ensemble réserve un triomphe à cette production qui illumine justement ces temps difficiles. Cette Platée semble chanter : « Accourez tous, Accourez tous » au Capitole de Toulouse puis à l’Opéra Royal du Château de Versailles, coproducteur du spectacle (Château de Versailles Spectacles) pour les quatre représentations programmées à compter du 18 mai avec les mêmes interprètes.