Werther ne reste pas lettre morte à l’Opéra de Marseille
La scénographie vient tapisser avec pudeur ce drame de l’intériorité. De grands pans de murs s’ouvrent de manière distincte à chaque acte, sur de funestes couloirs. Les décors et les costumes d’époque (signés Leslie Travers) montrent cette société enfermée et corsetée.
Les différentes robes de Charlotte semblent tissées dans la même étoffe, étouffante, qui recouvre les murs. Ces derniers ne disparaîtront que lors de la nuit enneigée du dernier acte, qui voit surgir la vérité absolue de l’amour. Ces murs, qui gardent la mémoire des souffrances du jeune Werther, sont disposés en oblique, de manière à rendre l’emballement des affects, oppressants jusqu’au suicide final. Le plafond se lève ou se penche, tel un triangle pointant vers le bas (“Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle” écrivait Baudelaire). Les quatre actes voient progressivement les murs se refermer sur leurs personnages, formant un cercueil irrespirable, que quelques éléments, en particulier un clavecin noir, viennent préfigurer. Les lumières de Linus Fellbom sont (elles aussi) comme un personnage, qui souligne ou sature, d’un blanc cruel de linceul, la triste réalité. Ailleurs, elles enchantent de pastels les idéaux les plus sublimes qui commandent les actes du couple impossible.
Charlotte, interprétée par la mezzo-soprano française Antoinette Dennefeld (entendue in loco en 2019 en Cherubino des Noces de Figaro), assume ses différents rôles et caractères en un personnage. Elle entre sur la scène comme dans la matière sonore avec une qualité pénétrante suivant toutes les vagues orchestrales, en surnageant avec la grâce de sa prosodie pour faire atterrir ses phrases sur du velours.
Thomas Bettinger s’engage absolument en Werther comme l’exige ce personnage et cette vision éprise d’absolu (comme il le faisait déjà en Lensky d’Eugène Onéguine sur la scène marseillaise en 2020). Sa palette d’émotions, depuis l’effusion jusqu’à la dépression et issue définitive, est toujours chantante, plus particulièrement dans le médium de sa tessiture (et à mesure qu’il gagne en présence vocale dans les deux derniers actes). Il y montre une maîtrise de l’alliage entre dynamique et couleur, qui lui permet d’escalader les cimes et de descendre dans les sous-sols de son ambitus, sans aucune éraflure. Les raideurs de ses aigus s’oublient alors, pour laisser place à l’agonie opératique émouvante et surtout crédible.
La soprano Ludivine Gombert (entendue à deux reprises durant cette saison phocéenne : pour Le Voyage dans la lune et La Walkyrie) apporte sa délicatesse au rôle de Sophie, jeune sœur de Charlotte (timidement amoureuse de Werther). Elle délivre des roucoulades multicolores et frémissantes, lumineuses aussi bien que nocturnes. Les contours de ses lignes sont soigneusement articulés, et mènent vers des aigus éclatants.
L’Albert du baryton Marc Scoffoni tient haut son rang d’époux et d’ami. La présence d’acteur est pleine, le timbre corsé, la déclamation énergique, la carrure claire. Il apporte également de la douceur, amoureuse ou amicale, dans son incarnation juste et nuancée, d’un rôle qui évite ainsi le conventionnel. Il sait enlever de la matière à son timbre, afin de produire une nuance mezzo piano attachante et ourlée, ou à l’inverse le lester de granit, quand sonne l’heure de vérité.
Le Bailli Marc Barrard est un baryton à l’ample vibrato, au timbre mat et coffré de fusain, qui, en père tranquille, veille sur sa nuée d’enfants. En Johann, le baryton Jean-Marie Delpas, habitué de la scène marseillaise, est capable de tonitruer pour ses refrains, avec bonhomie et rondeur, simplicité et efficacité, sans pour autant couvrir ses comparses de son épais manteau. Le Schmidt du ténor Marc Larcher, autre habitué de la maison, lui donne la réplique, depuis une voix facile, immédiate, effervescente, qui ne s’embarrasse d’aucun tourment. Les rôles brefs de Bruhlmann (Cédric Brignone), Kätchen (Émilie Bernou) et de la Gouvernante (Maïté Estorez) viennent ajouter leurs fils solides à la tapisserie vocale qui anime le plateau.
Le chef d’orchestre Victorien Vanoosten (vainqueur du concours de l’Opéra de Marseille en 2015) revient dans la fosse phocéenne pour restituer une pâte sonore complexe, faite de profondeur et de pittoresque, d’intensité et de transparence, avec une fidélité à la hauteur du drame, du dramatisme à la précision pointilliste dans ses volutes les plus aériennes.
La Maîtrise des Bouches-du-Rhône fournit un joyeux contingent d’une huitaine d’enfants (préparés par Samuel Coquard), au timbre de petit lait, soigneusement déposé dans le moule de la diction française.
Le public, après avoir retenu son souffle pendant tout ce drame, mais désormais libéré de son masque, applaudit très longuement cette soirée.