Alcina magicienne à Versailles
La prestigieuse baguette de Václav Luks donne l'impulsion à son orchestre baroque Collegium 1704 avec une élégance raffinée et pleine de vie. Le son est d'emblée chaud et corsé, soutenant ses phrases musicales emplies de drame mais sans oublier ses moments plus légers voire d'ironie. Légèreté et amusement résonnent notamment entre la fosse et le plateau où ils sont portés par les danseurs (chorégraphiés par Jan Kodet). Ceux-ci incarnent les amants de la sorcière Alcina, transformés en animaux, s'entrelaçant avec la musique dans le déroulement de l'action scénique avec des mouvements gracieux.
La vie est aussi celle de la scénographie signée Dragan Stojcevski : une île au milieu de l'océan, avec une maison-coffre magique qui s'anime et donne vie aux tableaux grâce à d'habiles mouvements (traduisant aussi les expériences psychiques des personnages). À certains moments, la maison se sépare, se plaçant sur les côtés de la scène et devenant un mur fait de miroirs : reflet évocateur de la psyché des personnages, de leurs questionnements dans les récitatifs et les arias.
Précédée et soutenue par son fidèle Magicien (Ladislav Mikeš qui offre une voix juste et harmonieuse), Alcina traverse la scène comme parcourant les tourments de son âme. La soprano Karina Gauvin sait mettre en relief les affects contrastés de ce personnage, poussé à pratiquer la sorcellerie par amour (ou au moins pour l'amour). Sa tristesse est renforcée par la puissance vocale, aussi bien dans les passages émouvants que dans les airs de fureur. Ses grands phrasés déploient avec précision des crescendo/decrescendo aux justes endroits, gérant impeccablement les changements de registres de l'aigu au grave.
Le personnage de Bradamante est incarné par la mezzo-soprano Monika Jägerová (qui, pour cette première, remplace Václava Krejčí Housková souffrant d'une laryngite). Elle offre une incarnation et une intonation très précise, glissant avec agilité sur sa délicate prononciation du texte. Elle exécute ainsi les vocalises avec maîtrise, dans une présence nette et déterminée.
Mirella Hagen est également bien présente en Morgana, sœur d'Alcina, mais sa diction italienne est souvent incompréhensible. Logiquement hélas, cela ne lui permet pas d'offrir une intonation parfaite, ni une grande projection à la voix (dont les qualités ne passent que peu la fosse d'orchestre). Cependant, et paradoxalement, l'aria "Tornami a vagheggiar" qu'elle chante allongée sur le sol, exprime son amour avec beaucoup plus de soutien dans le jeu vocal, amusant et sensuel à la fois.
Krystian Adam offre à Oronte la qualité de son italien dans les récitatifs et sa douce puissance vocale dans les arias, déployant son vibrato. Il est toutefois moins à l'aise dans les airs de fureur où l'agilité démultipliée perd en vitesse. Melisso, incarné par le baryton Tomáš Král, impose sa voix dans le théâtre grâce à sa gestion du souffle et sa qualité de prononciation. Vocalement et scéniquement élégant et investi, il sait aussi bien impressionner par ses graves vibrants et intenses que par la douceur de ses montées vers les aigus.
Le rôle de Ruggiero, créé par le castrat Carestini, est ce soir confié au contre-ténor américano-coréen Kangmin Justin Kim. Son chant sait à la fois se faire envoûtant et secouer les esprits, dans les récitatifs comme les arias, avec une grande tenue de souffle au service de phrasés passionnés (le tout orné de nombreux trilles et ornements déployés avec caractère et goût dans le respect de la tradition baroque). La soprano Andrea Široká parvient à traduire l'intensité dramatique de son personnage Oberto, avec une voix et un jeu concentrés.
Le Collegium Vocale 1704 soutient les solistes dans la narration dramatique, et ce chœur jette finalement les masques dorés représentant le soleil (clin d'œil à Louis XIV) lorsque Ruggiero détruit le pouvoir d'Alcina, les animaux redevenant des hommes.
Comme les battements du cœur de cette sorcière amoureuse résonnent avec la musique de Haendel et dans la voix de Karina Gauvin, le public ensorcelé applaudit avec enthousiasme cette production menée dans un contexte toujours aussi particulier : la première représentation a dû être décalée d'un jour en raison du sommet des chefs d’Etat européens organisé au Château de Versailles. Pendant ce temps, c'est à l'Opéra Royal que l'Europe de la Culture sortait renforcée par cette Alcina, co-production associant Château de Versailles Spectacles, les Théâtres de Brno et de Caen, avec le soutien du Gesamtkunstwerk Bratislava, du Bohemian Heritage Fund et du Ministère de la Culture de la République tchèque.