Rigoletto de Verdi sous le regard du cinéaste John Turturro à Liège
L’acteur américain et metteur en scène de théâtre John Turturro franchit une nouvelle étape de sa déjà riche carrière avec la re-présentation à Liège de cette production fort efficace du Rigoletto de Verdi.
D’ascendance doublement italienne et bercé durant toute son enfance par la musique, John Turturro a souhaité proposer un spectacle lisible par tous, placé sous le signe de l’émotion et volontairement dépouillé, sondant les profondeurs du drame et de l’âme humaine. Évitant les écueils des technologies contemporaines ou de la relecture excessive, avec ses collaborateurs Francesco Frigeri pour les décors et Marco Piemontese pour les costumes, il offre une vision par certains aspects traditionnelle de l’œuvre, mais aussi pleinement centrée sur le personnage d’un père brisé au sein d’une société décadente. Il situe l’action globale à la fin du XVIIIe siècle au sein d’un Palais ducal qui a connu des jours meilleurs et semble refléter la fin d’une époque. Les courtisans apparaissent comme des caricatures d’eux-mêmes dans une ambiance presque orgiaque, avec ces coiffures démesurées ou ces robes qui évoquent les folles dépenses de la Reine Marie-Antoinette à la même époque. Federico Fellini et certaines scènes de son Casanova resurgissent !
Gilda, pour sa part, se trouve cloîtrée dans une maison presque minuscule, ce qui ne peut que l’inciter à se laisser berner par les promesses fallacieuses du Duc, tandis que le bouge de Sparafucile et de sa sœur Maddalena, danseuse tentatrice, a toutes les allures d’un furieux coupe-gorge. Chaque tableau s’avère parfaitement réglé, avec une grande justesse dans les rapports des personnages, fluide dans les enchaînements (le cinéaste John Turturro refait ici surface). Les éclairages créés par Alessandro Carletti nimbent avec force le spectacle d’un brouillard presque permanent aux allures poétiques, qui ajoute à la dimension un peu oppressante de l’ouvrage. Indéniablement, la plus grande part d’humanité appartient à Rigoletto lui-même, homme du peuple, qui se trouve contraint pour simplement vivre, de divertir et de revêtir les habits de bouffon (y compris sa bosse factice mise en lever de rideau), au sein de cette cour d’un autre âge.
Le baryton éminemment verdien Amartuvshin Enkhbat aborde le rôle-titre avec une puissance évocatrice confondante et une richesse psychologique qui ne laisse rien de côté : entre peur de la malédiction prononcée à son encontre par Monterone, détermination, colère, désespoir et amour débordant pour Gilda. Il entre en scène au troisième acte, après l’enlèvement de sa fille, portant sur les épaules tous les malheurs du monde. Au plan vocal, sa voix s’affirme par sa largeur peu commune mais totalement maîtrisée, sa palette de couleurs, un aigu insolent qui n’exclut pas le soin vigilant apporté aux récitatifs. Aucun relâchement ne se fait jour sur toute la tessiture, ce jusque dans les extrêmes : chaque note se trouve habitée dans toute sa plénitude (c’est toutefois dans le rôle de Barnaba pour La Gioconda de Ponchielli, dont il ne devrait faire qu'une bouchée, qu’il fera ses débuts cet été aux Chorégies d’Orange).
À ses côtés, la jeune soprano Enkeleda Kamani offre à Gilda un chant raffiné, de sa voix souple et lumineuse, aux belles envolées lyriques, à l’aigu presque aérien -technique notamment acquise à l’école de La Scala de Milan-, ainsi que sa cascade de cheveux blonds. Dans le magnifique duo Rigoletto/Gilda de la Vengeance, Enkeleda Kamani comme soulevée par son partenaire joue à armes égales avec lui au plan interprétatif, couronnant par un suraigu enivrant cette scène véhémente tandis qu’Amartuvshin Enkhbat lance deux notes aiguës d’une facilité déconcertante, qui laissent pantois le public liégeois. Enkeleda Kamani chantait pourtant Gilda pour la troisième soirée consécutive, ayant remplacé Jodie Devos (souffrante protagoniste de la seconde distribution).
Le ténor péruvien de 29 ans Ivan Ayon Rivas, vainqueur masculin du Concours Operalia l’an dernier à Moscou, campe un Duc tout empli de la fougue de la jeunesse, débordant de vie et impérieux. La voix est suffisamment puissante, libre, fort attractive, avec des aigus insolents et ronds dotés de quelques éclats métalliques qui s’harmonisent avec l’ensemble de sa prestation.
Ruben Amoretti campe un Sparafucile inquiétant et menaçant d’une voix de basse au vibrato un peu accentué, mais aux graves profonds de qualité. En Maddalena, Sarah Laulan offre une voix de mezzo-soprano très caractérisée, aux belles irisations graves. Patrick Bolleire impressionne dans le rôle de Monterone, personnage qui semble ici déjà surgir de l’au-delà, de sa voix de basse puissante et aux accents percutants. Dans le petit rôle de la Comtesse de Ceprano, la jeune soprano Margaux de Valensart fait entendre un matériau vocal solide et prometteur, tandis que Caroline de Mahieu donne un vrai relief à Giovanna, tout comme Ivan Thirion au rôle de Marullo de sa voix généreuse de baryton et par son aisance scénique (lui qui interprétait le rôle-titre dans la version participative de l'opus au TCE). En quelques mesures, le jeune ténor âgé de 22 ans Alexander Marev, élève de José van Dam au sein de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth et qui vient d’intégrer la MM Academy pour jeunes chanteurs de La Monnaie de Bruxelles, fait valoir en Matteo Borsa une voix déjà bien assise, à la projection aisée et dotée d’un timbre fort lumineux.
Les Chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège s’avèrent particulièrement en place et parfaitement préparés par leur chef, Denis Segond. Grand habitué de la direction de la musique verdienne, Daniel Oren dégage avec force toutes les composantes de la partition, osant l’éclat le plus vif et mettant tout autant en valeur les moments plus intimes. Sa direction de fière allure porte avec efficacité un spectacle, qui dans toutes ses composantes artistiques et musicales, frappe les esprits. Le public présent en nombre réserve à la soirée une juste ovation.