Iphigénie en Tauride prise en plein envol par Hélène Carpentier à Rouen
La mise en scène de Robert Carsen (reprise ici par les soins vigilants de Christophe Gayral) propose un dispositif scénique unique (pensé par Tobias Hoheisel, qui réalise également les costumes sobres et intemporels). Un intérieur neutre, noir, sorte de caveau sombre et vide, figure tour à tour palais, prison, temple, selon le déroulement narratif, mais aussi l’intériorité des protagonistes : plongeant dans la tête d’Iphigénie et dans celle d’Oreste. Une escouade de danseurs et danseuses (efficacement préparés par Philippe Giraudeau), assez neutres d’apparence, investissent les espaces utiles, par des figures de déploiement souvent mouvantes, ou par des inscriptions à la craie blanche ou à l’eau (via des éponges), de lieux délimités (prison) ou de noms (Agamemnon, Clytemnestre, Iphigénie et Oreste).
Les éclairages blancs, savamment élaborés par Robert Carsen et Peter van Praet viennent animer cette caverne relativement sombre, sur les parois de laquelle sont projetées les ombres plus ou moins grandes des corps des protagonistes, selon leurs situations et déplacements (éclairages relayant aussi les moments où sont donnés à voir les tourments intérieurs d’Oreste et d’Iphigénie, démons incarnés par les corps intriqués et agressifs des danseurs et danseuses, dans une lumière quasi stroboscopique, faible dans des tons de feu). Ces danseurs sont ainsi tour à tour des soldats, le peuple (assumant alors l’image d’un chœur absent de la scène), mais aussi des entités abstraites. La catharsis finale, au-delà de l’agnition (reconnaissance des frère et sœur) et de la mort du roi barbare, est apportée par la déesse Diane, selon le procédé classique du Deus ex machina, qui délivre les âmes tourmentées de leur culpabilité (catharsis), mettant fin à la malédiction qui poursuivait les Atrides, et réinstaurant l’harmonie et la sérénité : le dispositif s’élève alors faisant la place à une lumière blanche et pure.
Le drame est déployé par la partition même, dans une musique continue, avec une tension perpétuelle, habilement menée par l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, sous la houlette précise de Christophe Rousset. L'équilibre des cordes, bois et cuivres maintient la tension vive tout du long, offrant un écrin au théâtre qui s’y déploie. Les chœurs, assumant les rôles divers que lui confère la tragédie (en référence explicite aux antiques) sont exécutés sur les côtés, de part (les femmes) et d’autre (les hommes) de l’orchestre, par accentus préparé par Christophe Grapperon. L’exécution est impeccable dans la musicalité et la profération du texte, mais avec un parti pris, sans doute, de relative froideur, cependant que les solistes eux incarnent les passions avec ardeur et fureur.
La distribution des solistes est très homogène, tant par ses qualités vocales que par un engagement scénique efficace. Julien Clément prête avec application sa tessiture de baryton à la courte phrase proférée par un Scythe. Ronan Airault assume la brévissime tirade du Ministre du Sanctuaire, avec la vaillance d'un même ambitus. Sophie Boyer possède une voix de mezzo-soprano au format mesuré, mais d’un timbre doux et délicat, qu’elle prête aux petites interventions de la Première Prêtresse et à celle plus laconique encore de la Femme grecque. Iryna Kyshliaruk déploie une voix de soprano assez sonore, de timbre lumineux, en Seconde Prêtresse mais surtout dans l’intervention de Diane, très clairement déclamée (à partir de la salle), avec en sus une prononciation impeccable.
Le Roi Thoas, représentant le pôle de la brutalité barbare, est incarné par le baryton Pierre-Yves Pruvot. La voix est assez sonore et étendue, mais la prononciation un peu relâchée. La tendance à chanter systématiquement au-delà de son fortissimo semble être due à une intention de représentation de sa nature barbare, mais empêche de goûter les qualités de timbre. Il est scéniquement à l’unisson de cette brutalité, brusque et brouillon, parachevant donc efficacement l’incarnation.
Pylade, l’opposé exact de Thoas, représente le pôle des valeurs de la civilisation (des Grecs donc), la loyauté, la fidélité et la magnanimité. Ben Bliss l'incarne avec sa voix de ténor claire, très projetée. Le timbre séducteur (rappelant ceux d'antan) monte vers l'aigu en voix mixte appuyée, ce qui lui confère la virilité efficace pour assumer ce rôle semi héroïque. La voix est étendue, la diction est remarquée et l’engagement scénique est aussi au rendez-vous.
Le lien avec Oreste en sort d'autant plus renforcé que ce rôle-ci est ce soir une nouvelle prise de Jérôme Boutillier. Le jeune baryton déploie une fois encore l'élégance de son port et de sa longue voix sonore. Le beau métal, chaud, viril, mais juvénile de son chant s'allie avec un engagement de chaque instant et dans tous les aspects de cette riche incarnation, tout en faisant évoluer avec pleine conviction le personnage : du désespoir suicidaire, à l’amitié solide, des angoisses tourmentées à la résolution apaisée face à la mort.
C’est le cas également avec Hélène Carpentier, qui a donc dû, en moins d'une semaine, apprendre le rôle-titre et s'intégrer à une production déjà très avancée (remplaçant Véronique Gens qui remplaçait Karine Deshayes initialement prévue). Hélène Carpentier déploie son soprano lyrique, large, aisé, étendu, avec superbe dans les aigus (mais des graves parfois un peu faibles). La palette dynamique s'étendant du pianissimo au fortissimo lui permet de peindre une Iphigénie dans toutes les nuances de son parcours pathétique. Le timbre est très chaleureux, et lumineux tout au long de ce rôle au jeu scénique très exigeant.
Le public plus qu’enthousiaste la remercie d'avoir ainsi relevé la gageure, ainsi que tous les artistes de cette production.