Benjamin Bernheim revient sauver Manon à l'Opéra Bastille
Le ténor Joshua Guerrero s'étant retiré de la production pour raison de santé, le public parisien et nos lecteurs profitent d'une triple distribution pour le rôle du chevalier des Grieux. Après Roberto Alagna et le ténor brésilien Atalla Ayan durant les premières soirées, c'est à Benjamin Bernheim que reviennent les deux dernières représentations, dans une mise en scène où il retrouve sans peine ses marques puisqu'elle a débuté avec lui (en 2020 aux côtés de la soprano sud-africaine Pretty Yende).
Depuis lors, le ténor n'a pas seulement développé sa technique vocale mais aussi son jeu, apportant à son personnage l'intensité balayant les quelques reproches qui avaient pu être adressés à son incarnation parfois plus en retrait. Ici, rien de tel et le chevalier se montre tour à tour séducteur et léger, puis passionnément amoureux, pour enfin porter avec conviction le masque de l'éconduit, recueilli et amer, jusqu'à ce que le destin tragique de Manon ne le tire vers une douleur inextinguible. La voix se fait le réceptacle de ses souffrances, gagnant en puissance au fil des actes et libérant peu à peu les couleurs qui animent le personnage sans que jamais l'émotion ne brise la ligne ou les considérations techniques n'en émousse la portée. Certains aigus sont un peu rêches, et un léger voile se pose certes sur le haut de la tessiture, mais ne sont que détail face à l'intensité dans la caractérisation et la justesse dans les intonations : pendant son rêve chanté dans une voix mixte maîtrisée et douce, à Saint Sulpice plein de désespoir ou encore pour la scène finale d'une poignante musicalité.
À ses côtés, Ailyn Pérez incarne la Manon de cette production, obsédée par Joséphine Baker, sa richesse, sa renommée et ce qu'elle représente pour une jeune fille vouée à une vie de couvent. La sensibilité de l'artiste et l'esthétisme de sa gestuelle, à propos et gracieuse, apportent d'emblée au portrait une particularité qui se développe jusqu'à (tour à tour) l'espièglerie, la fascination enfantine et la grandeur d'âme, dans une évidence qui rend la caractérisation d'autant plus attachante. Le timbre, rond et sombre, manque parfois de puissance dans l'aigu, mais conserve sa rondeur sur l'ensemble de la tessiture. La ligne de chant trouve dès la fin du premier acte une souplesse et une puissance qui soutiennent l'interprétation d'un "Adieu notre petite table !" à la fois soumis au destin et ravagé par la haine de soi. Les airs du Cours-la-Reine sont éclatants d'aisance et de virtuosité, révélant une artiste sûre de ses moyens et généreuse, avant la scène finale offrant un moment de théâtre intense empli d'émotion contenue.
Lescaut, incarné par Andrzej Filonczyk, trouve l'équilibre entre une truculence grand-guignolesque et un amour sincère pour sa cousine. La voix, émise avec précision, possède un centre métallique et dur qui offre au personnage une sévérité intéressante, voire menaçante lorsque les scènes s'y prêtent. Si les graves paraissent en retrait, le registre aigu conserve le métal du médium tout en développant des harmoniques riches et sonores qui achèvent de caractériser la franchise un rien gouailleuse du personnage.
Le père du Chevalier, le Comte des Grieux, fait forte impression avec la voix noire et brillante de Jean Teitgen. Si certains sons peuvent sembler un peu poussés, au détriment parfois d'une souplesse homogène, l'instrument suffit à apporter l'autorité au personnage et la crainte à ceux qui le fréquentent. Brétigny et Guillot de Morfontaine, deux galants protecteurs de Manon, libertins sans scrupules, sont respectivement interprétés par Marc Labonnette et Rodolphe Briand, tous deux comédiens sachant allier avec conviction répliques parlées et chant sans que jamais l'un ne prenne le pas sur l'autre (ce qui, dans ces rôles, est un équilibre apprécié). Rodolphe Briand a pour lui une voix claironnante et pincée, tout à fait crédible dans le rôle, tandis que Marc Labonnette sait donner à son chant l'expressivité nécessaire sans jamais en outrer la ligne ou glisser dans une caricature malvenue.
Les gardes de Lescaut, interprétés par Laurent Laberdesque et Julien Joguet (le premier plus cérémoniel que le second, plus léger), partagent ces qualités musicales et scéniques : les voix, émises avec netteté, apportent des couleurs qui permettent d'identifier facilement les personnages et se mêlent joliment aux tutti. De même pour les trois demi-mondaines et futures rivales de Manon, Poussette, Javotte et Rosette, interprétées par Andrea Cueva Molnar (au timbre soyeux et plus sombre), Ilanah Lobel-Torres (plus claire) et Jeanne Ireland (plus assurée), toutes trois séduisantes et impliquées, donnant à entendre des voix pleines et généreusement lancées, aux aigus fruités et sans aigreur.
La mise en scène de Vincent Huguet fourmille d'abord de détails dans lesquels l'œil se perd. Outre les fausses conversations malhabiles des figurants et du chœur lors des scènes de foule, ou l'ivrognerie scolaire et la grivoiserie désamorcée des prétendants de Manon, des ajouts étonnants ou incongrus comme le personnage de "Joséphine" (dédoublement du personnage principal, interprétée par Danielle Gabou) ou les petites saynètes muettes entre divers personnages visent à combler les (trop) grands espaces du plateau qui entravent la cohérence générale. Manon et des Grieux se rencontrent ici dès le prélude alors que ce dernier dit explicitement ne l'avoir pas remarquée deux scènes plus loin lors de leur rencontre placée sous un coup de foudre musical et dramatique. Le décor géant rend ensuite la "petite table" minuscule voire dérisoire. À l'inverse, l'acte dans l'hôtel de Transylvanie est plus sobrement traité et avec une plus grande lisibilité, avant une scène finale dénudée livrant les chanteurs à eux-mêmes.
À la tête de l'orchestre et du chœur de l'Opéra de Paris, James Gaffigan propose une lecture efficace de l'œuvre sans partis-pris drastiques et avec des tempi confortables pour les chanteurs comme pour l'auditoire. L'orchestre déploie ses couleurs et un jeu expressif, notamment durant les derniers actes, les plus poignants dramaturgiquement.
La soirée, très appréciée, est saluée par des ovations, et par une heureuse surprise pour le ténor franco-suisse : le Chevalier des Grieux est décoré Chevalier des Arts et des Lettres par la Ministre de la Culture.
J'ai assisté ce soir à la représentation de "Manon", à l'@operadeparis, et remis les insignes de chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres à @ben_bernheim, pour saluer son parcours, son talent et le rayonnement qu'il offre à l'art lyrique français sur la scène internationale. pic.twitter.com/evcPgRs57d
— Roselyne Bachelot (@R_Bachelot) 23 février 2022