Le public a rendez-vous avec la lune à l’Opéra de Nice
La partition, savamment compartimentée en quatre actes et 23 tableaux par le virtuose de l’opérette, Offenbach, est ici réduite d’une heure, afin d’entrer dans un format compatible avec les contraintes sanitaires. La mise en scène d’Olivier Fredj verse avec grâce et légèreté dans la mise en abyme pour ce voyage de la Terre à la Lune. Ici, la scène est un plateau de tournage, avec ses corps de métiers back et front stage, du régisseur au réalisateur, qui emprunte au cinéma muet de Méliès. Les machineries théâtrales sont renforcées à l’ère du numérique, avec force effets spéciaux (comme par exemple l’explosion finale d’un cratère aux feux mal éteints). Les décors et costumes de Jean Lecointre et Malika Chauveau apportent de la lisibilité aux scènes. Les plis ingénieux de rideaux de gaze, tentures, écrans, reconstituent les univers propres au plateau de tournage, vu depuis un mécanisme d’obturateur d’une caméra, d’une longue vue, ou encore de l’orifice d’un canon : la Terre et le laboratoire d’astronomes, la Lune et la chambre de Fantasia, le cratère d’un volcan. La vidéo, également signée par Olivier Fredj, apporte ses touches fluides à cet environnement cosmo-tellurique aride, le tout sous le regard binoclard d’Offenbach. Son portrait, projeté en filigrane au début de chaque acte, le consacre démiurge de mondes qu’il réunit et sépare au gré de ses fantaisies de compositeur.
Les couvre-chefs sont la cerise sur le gâteau symbolique de l’ensemble des personnages, lesquels sont autant de pions sur un échiquier géant, de la couronne jusqu’au lampadaire, en passant par l’éponge-grattoir. Les lumières de Nathalie Perrier, réalisées par Yves Calzergues, mobilisent tout un spectre d’éclat ou de matité argentique, qui fait danser les images projetées et les compositions scéniques. Tous les tableaux s’enchaînent ainsi avec fluidité, en un fondu-enchaîné cinématographique, une opération de montage, réalisée en temps réel.
La Fantasia de Sheva Tehoval offre une ligne de chant constellée d’aigus, immatériels, perchés dans le colorature, jubilatoire dans les trilles, ou, en un contraste saisissant, puissamment habitée de chair désirante jusqu’à l’extase ou la hargne. Elle fait tinter ses sonorités depuis le cristal d’une aura invisible, comme gonflée à l’hélium, immergée dans un décor de nacres sous-marines.
La Caprice de Violette Polchi fait entendre l’enfant, ce petit prince aux désirs aussi poétiques qu’irréalisables, ou encore cet infatigable Tintin (lequel s’est également intéressé à la lune). Sa voix est longue et homogène, sa ligne de chant est finement filée, comme une précieuse layette, un gazouillis jusqu’au mezza-voce. La chanteuse joue sur l’élasticité capricieuse requise par la partition à partir d’un legato de prince charmeur et d’une diction exquise.
Le roi terrien V'Lan du baryton Matthieu Lécroart doit, depuis son costume d’hermine, passer la rampe avec autant d’ardeur quasi juvénile dans les dialogues parlés que dans la pâte velue de son chant. Ses onomatopées sont extraites et projetées depuis son coffre de monarque dont il assume la cocasse majesté. La voix se pose sans mal et avec douceur sur la fine écorce de bouleau du bas de sa tessiture. Le Cosmos du baryton-basse Thibaut Desplantes en impose également, à sa manière et à sa matière propre. Depuis les pelures d’oignon de son costume, il se joue, en funambule, des assonances du livret. La voix est bien posée et traverse sans embûches l’opercule de son épaisse livrée.
Le savant Microscope du ténor Eric Vignau, grand expert métallurgique royal, présente une allure d’Ostrogoth, avec son couvre-chef de chaudronnier. Sa partie chantée incorpore le métal sombre du travail à la chaîne de son armée bureaucratique d’astronomes enrôlés dans un colossal effort de guerre. Le timbre a de l’étain et barytonne à propos. Le Cactus du ténor Pierre-Antoine Chaumien est l’homologue lunatique de Microscope, et fait écho, en miroir, à la performance de ce dernier.
Le riche collectionneur Quipasseparla est physiquement et vocalement endimanché par le ténor Kaëlig Boché. La voix est agile et puissante, clairement découpée, comme le costume qu’il arbore en prédateur opportuniste. La Popotte Marie Lenormand, accoutrée en éponge de ménage, est gouailleuse et expose un timbre charnu de pomme caramélisée, qui attache et s’attache à Microscope. La Flamma de Chloé Chaume, en chapeau conique ou de lampadaire, juchée sur des talons, se fond vocalement et physiquement dans le décor. Le timbre est acidulé et finement grenu, d’une pomme, cette fois, plus verte.
La chorégraphie d’Anouk Viale est ici reprise par Fanny Roué, membre d’un corps de sept danseurs-acrobates très exposé sur un mode circassien. Le Ballet des Flocons de neige, à la fin du troisième acte, a la texture aérienne d’une blanche barbe à papa. Leur corps souple et quasi dénudé d’acrobates exprime l’énergie pure, la dynamique de l’attraction terrestre et amoureuse.
Le Chœur de l'Opéra de Nice est massivement sollicité tel un peuple d’autochtones, soumis à leur roi, arriéré ou avant-gardiste. Il investit le plateau ou se tient dans les loges d’avant-scène. Il déclame une matière au ciselé implacable, qui pourra encore gagner en clarté sur le plan de la diction, dans les représentations suivantes, après s’être entraîné au jeu de lèvres irrésistible de la scène du froid de la partition.
La direction musicale est confiée, en alternance avec Pierre Dumoussaud, à Chloé Dufresne, nommée cette année aux Victoires de la Musique Classique dans la nouvelle catégorie Révélation Direction d'orchestre. Elle confectionne avec l’Orchestre Philharmonique de Nice un gâteau musical, fait d’une pâte sonore à la fois dense et aérée, acidulée et sucrée, qui rend hommage à l’orchestration finement stratifiée de la partition. Le cor appelle la nostalgie, en lever de rideau, tandis que les cordes en reçoivent la douce confidence.
Cet immense tour de magie, avec ses moments de tendresse ou ses fous rires, ses masses statiques ou tournoyantes, emporte le public. Ses applaudissements répondent en cadence à la générosité qui caractérise l’esprit de l’opérette alors que les protagonistes du spectacle réitèrent musicalement leurs saluts, tel un générique de fin.