Luxe, tumulte et volupté de Manon Lescaut par Carsen à Vienne
La mise en scène de Manon Lescaut signée Robert Carsen (Ian Burton étant à la dramaturgie) est conçue comme autant de stations dans la trajectoire menant de la grandeur à la chute de l'avide fille provinciale déchirée entre l'amour et l'argent. Les décors d'Antony McDonald emploient stratégiquement l'espace, maintenant les cadres scéniques principaux pour ne changer que des éléments (au milieu et à l’extérieur) dans des transitions aisées : d’une galerie commerciale au premier acte à un appartement de luxe avec vue sur l'éclairage urbain au deuxième, puis une prison dans le troisième acte avant de se refermer comme une boucle au dernier acte, sur les décors du premier (le lieu de la première rencontre entre Manon Lescaut et Des Grieux, du même glamour mais que la solitude désormais rend cruel). Le début heureux est ainsi confronté à la fin tragique, à l’image même de Manon qui conserve jusqu’à la mort sa coquetterie naïve. La transposition de la tragédie à notre époque et dans les tumultes du consumérisme s’appuie sur la sève et le charme de l'histoire, en insistant sur la volonté des deux protagonistes (y compris de causer leur propre peine).
Asmik Grigorian traduit les désirs contradictoires de Manon avec une unité cohérente de caractère (elle n'hésite pas à faire ressortir le côté ironique et badin de certaines scènes en puisant dans la flexibilité de la voix par des changements abrupts de registres mais sans s’écarter des couleurs naturelles du chant). Son timbre velouté manque beaucoup de chaleur mais renforce de fait par contraste le liant de son phrasé bel canto (et son jeu d'actrice). Les transitions vocales sont nettes et aisées, ne s'écartant nullement des émotions intenses. Le registre bas est sombre, séducteur et charismatique, tandis que les riches nuances du registre haut sont denses, éclatantes et passionnées, perçant quand il le faut.
L’union vocale avec le Chevalier Des Grieux de Brian Jagde forme un mélange ambitieux et harmonieux qui met mutuellement les deux voix en valeur, même s'ils sont tous les deux à l’initiative sur le plan théâtral. Le ténor égale la soprano dans l'intensité vocale et émotionnelle. Son timbre chaleureux est exactement dans l’équilibre entre héroïque et lyrique, tout en défiant les stéréotypes plaqués sur le romantique puccinien : follement amoureux et parfois naïf, il est pourtant terre-à-terre et même coriace. Les montées vocales sont bien soignées, les sommets sont ronds et résonnants, jamais criés. Les descentes se font graduellement et stratégiquement, dévoilant progressivement les nuances au lieu de les faire tomber abruptement, même dans les passages les plus passionnés. La célèbre aria “Donna non vidi mai”, combinant avec équilibre sa force avec la rondeur et la richesse texturale, fait pleurer quelques spectateurs et lui vaut des applaudissements enthousiastes.
Boris Pinkhasovich se focalise sur la dureté de Lescaut, qu'il représente ici davantage en stratège calculateur, moins en frère inquiet. Pour lui, tout est business et il ne commence à reprendre sa posture fraternelle qu’avec la gravité de la situation. La fierté du personnage est captée dans la rondeur éclatante du timbre et la puissance constante du chant. La netteté de diction est bien soignée et se manifeste même dans les élans qui demandent beaucoup de densité. Les transitions sont aisées et assurées, avec une attention portée à leur capacité dramatique (notamment dans les scènes de confrontation).
Artyom Wasnetsov (Geronte di Ravoir) déploie un timbre imposant, doté d'une sombre résonance qui renforce sa présence charismatique. Le registre bas sert d’appui aux autres couleurs vocales, et aux autres personnages. Un contraste intéressant se dessine dans son registre médian, dont la densité est mise en valeur en contact avec la légèreté de la voix d'Edmondo (Josh Lovell). Ce dernier est cependant d'une projection faible mais il met en valeur la transparence agréable de son timbre. La réinterprétation du rôle dans le contexte de la mise en scène fournit une nuance intéressante au récit : Edmondo est écarté du profil d'amuseur léger et adopte avec plénitude la nouvelle figure d'un homme de société et de photographe à la mode (ce qui convient tout à fait à son caractère vocal mélodieux).
Asmik Grigorian - Manon Lescaut par Robert Carsen | © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn |
Marcus Pelz (l’aubergiste) et Ilja Kazakov (le sergent) contribuent à l'unité dramatique avec efficacité malgré la brièveté de leurs rôles. Les quatre madrigalistes, Laura Elligsen, Krisztina Exner, Anna Charim et Mari Nakayama, chantent avec charme et légèreté, sonnant presque comme un mélange entre un divertimento classique et le style joyeux d’une comédie-musicale. Le Chœur de la maison (dirigé par Thomas Lang) fait une entrée hésitante, et demeure parfois désynchronisé avec l'accompagnement musical, même si leur sens de la justesse vocale demeure.
La direction musicale de Francesco Ivan Ciampa privilégie la netteté des textures et le déploiement maximal des moments dramatiques, surtout par le contraste entre le registre bas des cordes (notamment les violoncelles) et des textures 'pointues' dans le registre aigu assuré par les vents. Le registre médian est constamment solide, grâce à l'intense soudure sonore entre vents et cuivres, qui jalonnent la masse sonore fièrement et résolument.
Les artistes sont reçus par des applaudissements enthousiastes devant une salle remplie (les mesures sanitaires ont été assouplies, le pass et le masque restant obligatoire, mais plus le test supplémentaire).
Brian Jagde - Manon Lescaut par Robert Carsen | © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn |