Werther incarné par Benjamin Bernheim à l’Opéra de Bordeaux
Romain Gilbert place sa mise en scène de Werther sous le signe de l’enfance, mais non de l’innocence. Durant la totalité de l’ouvrage, deux jeunes enfants omniprésents auprès du couple Charlotte/Werther évoquent les liens qui unissent les deux protagonistes depuis leur prime jeunesse. Aucune surprise donc lors de leur rencontre au premier acte, Romain Gilbert les réunissant déjà autour du poète élégiaque Klopstock en lieu et place des personnages certes fugitifs de Brühlmann et Kätchen qui disparaissent (ce qui rend les interventions de Johann et Schmidt caduques à l’acte II). Au Clair de lune, les mains sont déjà serrées, les cœurs acquis.
Par ailleurs, Romain Gilbert donne une place plus affirmée au personnage de Sophie. Éprise de Werther et manifestement jalouse, elle espionne les jeunes gens lors de la scène du Clair de lune, puis arrachera un baiser au jeune homme après son air “Du gai soleil” avant de s’emparer des lettres de Werther adressées à sa sœur Charlotte et même d’apporter au désespéré le pistolet fatidique avec lequel il mettra fin à ses jours.
Albert pour sa part devient un parvenu, nouveau riche dont les habits mordorés tranchent avec ceux plus simples des autres protagonistes. Chasseur invétéré, les murs de sa demeure sont recouverts de trophées d’animaux encore sanguinolents. Au milieu de ces derniers, Charlotte languissante, écrasée, apparaît comme le “trophée” idéal et complémentaire pour asseoir la réputation de bon bourgeois de son mari. La scénographie élaborée par Mathieu Crescence, par ailleurs créateur des costumes, et éclairée par François Menou, s’appuie sur une petite scène tournante située en milieu de plateau. Elle dévoile au fil des scènes une pièce de la maison du Bailli occupée par un vaste lit, la façade de cette même maison avec une banderole intitulée Au paradis des enfants/Jouets, le magasin de vente de ces mêmes jouets à la scène du presbytère à l’acte II et donc ensuite le salon lugubre de la maison d’Albert. La scène de la mort de Werther vise heureusement au dépouillement et à l’essentiel.
Cette approche globale montre vite ses limites et l’émotion, la sensualité qui doivent émaner de la musique de Jules Massenet ne transparaissent pas réellement au plan strictement scénique, mais presqu'exclusivement au plan musical. Les interprètes de Charlotte et Werther doivent donc maintenir la centralité de ce couple tragique, par leurs interprétations. Benjamin Bernheim qui incarne le rôle pour la première fois est appelé à le reprendre dans des mises en scène aptes à lui insuffler des sentiments plus élevés, et pourtant le ténor délivre un chant de caractère qu’un phrasé modelé et la beauté des pianissimi confortent encore. L’aigu triomphant, clair de nature et projeté avec éclat, la puissance même de la voix, s’appuient sur un médium de qualité et un timbre à la fois juvénile et corsé. Les différents airs de Werther, dont l’interprétation s’est déjà révélée par les interprétations du ténor au concert ou en enregistrement (notamment le Lied d’Ossian) bouleversent visiblement l’auditoire par leur sincérité et l’engagement de l’artiste.
À ses côtés, Michèle Losier aborde Charlotte avec des moyens caractérisés par leur largeur et leur adéquation à ce rôle si périlleux au troisième acte tout particulièrement, avec ses airs puissants successifs (Air des lettres puis des Larmes). La mezzo-soprano canadienne offre un timbre chaleureux à Werther, même si quelques aigus paraissent un peu durs à l’écoute et que la composition du personnage pourrait être encore approfondie, plus variée sur la durée.
Florie Valiquette s’empare avec conviction de la Sophie nouvelle manière, sans que le charme et la fraîcheur du personnage n’en soient pour autant totalement évacués. La voix est aérienne avec ses aigus chatoyants. Lionel Lhote, dépassant le cadre imparti par le metteur en scène pour son rôle, livre un Albert somme toute attachant et de fière allure. Sa belle voix de baryton aux résonances riches et aisées emplit totalement le personnage. Marc Scoffoni pour sa part -futur Albert à l’Opéra de Marseille en mars prochain-, campe un Bailli truculent, un rien aviné, faisant valoir la facilité expressive de sa voix de baryton attachante et fort présente. François-Nicolas Geslot (Schmidt) et Yuri Kissin (Johann) viennent compléter avec talent le plateau vocal, le premier de sa voix de ténor aigu, le second dévoilant de belles profondeurs de basse.
La Maîtrise JAVA bénéficie de l’implication de ses jeunes chanteurs habilement préparés par Marie Chavanel, Directrice de l’ensemble. Après son enregistrement remarqué du Pelléas et Mélisande de Claude Debussy avec ce même Orchestre National Bordeaux Aquitaine, Pierre Dumoussaud dévoile par Werther d’autres affinités avec la musique lyrique française. Sa direction musicale enveloppante, ciselée et dénuée de toute emphase ou indolence, propose notamment au premier acte, un tempo assez rapide, maintenu. Il fait ressortir de l’orchestre qu’il dirige d’étranges et surprenantes beautés, plus particulièrement du côté des cordes, sans pour autant négliger les autres pupitres. Le frémissement constant, la recherche de l’expression la plus juste caractérisent son approche. Le jeune chef laisse une nouvelle fois entrevoir de larges espoirs.
Ce Werther, de Benjamin Bernheim pourtant déjà antérieurement acclamé à Bordeaux notamment en Des Grieux pour Manon, ne réunissait en cette première représentation qu’une demie salle mais la vigueur des applaudissements du public vient fort heureusement compenser cet état de fait.