Don Giovanni, de Garnier à Bastille
Le spectateur (re)découvre ce soir un monde de rues vides, un monde d’escaliers et de fenêtres anonymes, un décor aux teintes blêmes exposées au mal qui rôde, mal incarné par Don Giovanni. Il faudra l’intervention finale du Commandeur pour que ce décor minéral, pétrifié dans le temps, refleurisse enfin -car une fois le libertin disparu, ces rues stériles se remplissent de nouveaux signes de vies : des rideaux aux fenêtres, un vélo dans la rue et des plantes aux balcons, un soleil qui se lève et Leporello arrosoir en main, préférant désormais s’occuper de ses fleurs.
C’est donc dans un univers lugubre qu’évoluent les personnages. Lugubre par la fadeur des couleurs, une fadeur sans doute voulue qui sera dissipée deux fois : à la fin de l’opéra, mais aussi lors de la fête chez Don Giovanni, éblouissant brusquement le spectateur d’une lumière chaude et de costumes aux teintes gaillardes du XVIIIe siècle, là où le chœur et les personnages demeurent en habits contemporains -à l’exception de Donna Anna, Donna Elvira et Don Ottavio qui, pour se fondre dans la fête, choisissent des parures semblables dont les teintes toutefois, demeurent ternes, comme s’il leur était impossible de pénétrer dans la joie du divertissement créé par Don Giovanni : eux, ses victimes, restent soumis à la réalité du malheur qui les affecte.
La troisième touche de couleur est dans la fleur que Donna Anna dépose au bord de la scène, sur la tombe de son père. Incarnée par Adela Zaharia, elle déploie une voix au vibrato souple et rond, au timbre riche en nuances et doté d’aigus limpides. Couronnée de sa longue chevelure brune et bouclée, toute de noir vêtue, elle présente une force au tragique indomptable que Don Ottavio a bien du mal à raisonner. La puissance passionnée de son "Crudele? Ah no, giammai mio ben!" est acclamée par le public.
À la fougue de Donna Anna répond celle de Donna Elvira, dont le rôle est repris par Nicole Car, qui participait à l’inauguration de cette production en 2019, à Garnier. Le timbre est moins éclatant mais aussi lumineux et la soprano australienne insuffle l'émotion dans son chant (par ailleurs impeccable). Elle est aussi acclamée avec entrain par le public, pour son désespoir amoureux bouleversant.
À ce duo féminin s’ajoute Zerlina, interprétée par Christina Gansch (qui remplace Anna El-Khashem qui elle-même remplaçait Ying Fang dans les Noces). Si la soprano peine à prendre ses marques au début, elle gagne en confiance au fur et à mesure du premier acte pour déployer un timbre coloré, délicatement sensuel. La voix est d’abord trop légère pour résister aux avances de Don Giovanni et la jeune paysanne se fait trop rapidement happer dans le duo "Là ci darem la mano" mais elle reprend toutefois de l’éclat à partir de "Batti, batti, o bel Masetto" et ce dynamisme s’équilibre pleinement dans le deuxième acte.
Mikhail Timoshenko, lui aussi de retour (en Masetto), lui répond d’une voix richement parée de nuances rondes et variées. Ses duos avec Zerlina sont marqués par l'affinité et le baryton-basse sait trouver l’équilibre pour présenter un caractère drôle et dynamique, sans trop appuyer l’aspect grotesque du personnage.
Le ténor Pavel Petrov, qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris, incarne un Don Ottavio au timbre clair et lumineux, s’appliquant avec justesse à chacun de ses airs. Il reste toutefois assez en retrait et il arrive que sa voix soit recouverte par celle de Donna Anna, quoique les deux forment également un duo sensible, malgré ce déséquilibre.
Le Commandeur, Alexander Tsymbalyuk, impressionne d’emblée par la profondeur de sa basse sombre et l’amplitude de sa projection, alors qu’il entre sur scène pour défier Don Giovanni. La mise en scène choisit toutefois de le présenter débraillé, vêtu de la chemise et du maillot de corps qu’il portait au moment de son assassinat, ce qui rend son apparition finale d'autant moins impressionnante.
Krzysztof Bączyk est un Leporello plus blasé que bouffon, plus rebelle que complaisant et n’hésitant pas à s’opposer à son maître, en particulier à la fin qui éclate en véritable dispute avant l’arrivée du Commandeur (de la nourriture est lancée, des tables sont jetées). La voix est sombre, prolongée d’une ligne soignée, dépouillée, portée avec caractère. Son personnage est présenté comme un dédoublement de Don Giovanni, puisqu’ils partagent les mêmes costumes et agissent parfois en miroir, selon la mise en scène qui insiste aussi sur la répugnance du serviteur vis-à-vis des projets de son maître.
L’Orchestre de l’Opéra de Paris est mené avec vigueur, souplesse et finesse par Bertrand de Billy et les Chœurs de l’Opéra de Paris quant à eux, répondent avec la même habileté, malgré un manque de vitalité renforcé par la mise en scène.
Christian van Horn enfin est un Don Giovanni cruel et brutal, n’hésitant pas à humilier et malmener son serviteur comme ses adversaires, paradant avec arrogance d’un bout à l’autre de la scène. Malgré une rudesse dans la voix, le baryton déploie un timbre aux graves aisés, parfois plus relevés, parfois plus rauques et caverneux, projetés avec autant de puissance que d’assurance. Impitoyable jusqu’au bout, seule peut l’arrêter la vision dantesque de l’Enfer, vidéo projetée sur les quatre murs du décor qui s’est refermé, comme une prison, autour du séducteur -sa disparition est toutefois très soudaine, malgré le spectacle intense de ces corps se chevauchant les uns les autres, soumis au châtiment divin auquel, enfin, Don Giovanni succombera.
Si le séducteur succombe cependant, le spectacle est accueilli avec succès au plaisir général du public applaudissant chacun des interprètes, avant de s’en retourner dans la nuit parisienne en fredonnant encore les notes pétillantes de Mozart.