Du séisme à la bombe désamorcée : Theodora de Haendel à Londres
La nouvelle mise en scène de Katie Mitchell (comme la version de Peter Sellars pour Glyndebourne en 1996) tourne largement le dos à l'Antioche paléochrétienne du livret, en s’appuyant sur l’absence de tradition scénographique pour un oratorio, a fortiori pour une œuvre infiniment plus rare que Le Messie (il est toutefois peu probable que la série de tremblements de Terre qui a frappé Londres pour la création de Theodora ait eu une grande influence sur l'échec initial de l'œuvre).
Le plateau est ici composé d’une série de boîtes coulissantes qui constituent des micro-scènes comprenant la cuisine d’une ambassade, une salle à manger anonyme, une maison close, et la chambre-froide de la cuisine pour la scène finale (les costumes sont tout aussi marqués : uniformes de cuisine pour le personnel chrétien et costumes gris pour leurs suzerains romains). Ces scènes sont reculées à trois ou quatre mètres de l'avant-scène, ce qui entraîne des problèmes d'émission vocale pour tous les solistes et pour certains ensembles.
L’attention de l’assistance se porte néanmoins visiblement sur le détail quasi-télévisuel de la mise en scène, avec une pantomime sans fin constituant une narration parallèle pendant les compositions chantées. Theodora et Irene sont ici impliquées dans un complot qui consiste à fabriquer des bombes : elles bricolent régulièrement des morceaux de fil, des détonateurs et autres accessoires terroristes, mais ces détails ajoutés à l’œuvre ne sont visibles que pour le spectateur assis près du plateau et surtout le lecteur attentif du très long programme de salle. Cette narration parallèle semble mener vers une forme de déflagration finale (comme dans Le Prophète ou Le Crépuscule des dieux) mais la fin -encore modifiée par rapport à l'original- voit ici Theodora tirer sur Valens avec un pistolet : une nouvelle surprise s’ajoutant à ce parallèle avec le terrorisme qui laisse clairement le public interrogatif.
Parmi les hommes, le Septimius d'Ed Lyon déploie toute sa distinction, avec une ligne cohérente et précise tout au long du récitatif et de l'aria. Son ténor séduisant est bien adapté à ce répertoire : précis et suave dans son registre supérieur, suffisamment puissant dans son registre inférieur pour rivaliser avec un grand groupe de continuo dans la fosse. Ed Lyon renforce ainsi et de surcroît par son jeu, le caractère de son personnage, situé entre le brutal Valens et ses victimes chrétiennes, chargé de pathos et d’empathie.
Gyula Orendt capture la brutale voyoucratie de Valens (aussi bien celle du livret d’origine que de cette mise en scène) mais malgré son expérience en tant qu'Orfeo, la colorature baroque échappe à son contrôle. Il sait toutefois nourrir le type d'emphase sauvage qu’appelle cette musique, mais dès lors sa voix semble paradoxalement voilée du fait d’une trop grande puissance sonore à la projection éparse.
De la même manière, une grande partie de l'énergie vocale déployée par Jakub Józef Orlinski (Didymus) semble absorbée par le décor. Sa voix toutefois bien connue pour sa séduction, caractérise bien ce rôle (fait pour l'alto-castrato Gaetano Guadagni), maintenant le juste équilibre entre la dignité, l'honneur, la passion et l'amour (malgré une production qui le laisse plutôt errer à la dérive). En somme, les qualités du chanteur sont bien présentes, malgré une gêne apparente dans ce lieu, au point de manquer de tonalité et d'intonation dans ce qui est certes un rôle exigeant et implacable.
De fait, il se réserve aussi pour les duos avec Julia Bullock dans le rôle-titre, très appréciés de l’auditoire. Le duo final "Thither Let Our Hearts Aspire!" perd beaucoup de sa puissance émotionnelle dans ce contexte, mais cela n’empêche ni Bullock ni Orlinski de déployer avec une qualité mozartienne l'écriture en tierces parallèles de Haendel (il suffit alors de faire abstraction des carcasses animales de cette chambre-froide). Julia Bullock s’identifie néanmoins pleinement et visiblement, à ce rôle et à la démarche artistique de Katie Mitchell. Elle connaît de surcroit la partition pour avoir étudié au Conservatoire Supérieur de Bard, avec Dawn Upshaw, qui la chantait dans la production de Sellars en 1996. La voix de Julia Bullock est claire et cohérente sur toute la gamme, aussi évidente que son engagement scénique. Elle tient une ligne et des conclusions tout en finesse, sans négliger la force de la gamme supérieure (mais le registre inférieur demeure englouti par le continuo).
Haendel a manifestement écrit différemment pour Caterina Galli (son Irene) que pour le rôle-titre. Pour celle-là, une grande partie du registre inférieur est protégé d'un groupe de continuo trop ambitieux, et Joyce DiDonato en joue pleinement, tenant et retenant incontestablement le public en haleine. Un exemple marquant parmi bien d’autres, “New scenes of joy come crowding” avec sa ligne arpégée d'ouverture bénéficie d’un contour finement formé et haletant (de caractère, nullement de voix) dans la cadence finale. DiDonato est en outre la seule interprète à s’investir pleinement dans les ornements marquant les reprises des arias da capo, offrant des envols étonnants de fantaisie musicale et d'improvisation. Pourtant, l’effet le plus puissant est provoqué par ses sections chantées pianissimo.
Le minuscule rôle de Marcus, limité au récitatif mais impliqué dans certains moments clés du drame, trouve en Thando Mjandana (un jeune artiste du programme Jette Parker) un léger surjeu, mais résultant d’une énergie vocale donnant des couleurs bel cantistes à son ténor.
L'Orchestre du Royal Opera House donne beaucoup d'énergie sous la direction d'Harry Bicket, avec un jeu de cordes bien rodé et un continuo juste (quoique peinant à gérer l'immense distance entre sa position dans la fosse et les solistes qu'il accompagne). Enfin les Chœurs de Covent Garden, semblent exceptionnellement ce soir peu à leur aise, la justesse et tenue sonore menaçant parfois de s'effondrer (à mille lieues de la performance offerte dans la production précédente et notamment le "Va pensiero").
Sans surprise, quelques huées fusent lorsque Katie Mitchell paraît sur scène à la fin du spectacle, mais la production reçoit un sentiment général d'approbation et les chanteurs sont accueillis avec enthousiasme.