Rigoletto dans l’Allemagne des années 20 en direct du Met
Cette période aux mœurs politiques décadentes et corrompues semble pleinement adaptée pour camper la cour du Duc de Mantoue. L’esthétique de la mise en scène, entre le palais ducal Art Déco clinquant en marbre rouge et la coupe de cheveux à la Louise Brooks de Maddalena, plongent le spectateur dans une époque trouble et festive, celle de l’entre-deux-guerres où le crime est monnaie courante. L’ingénieux plateau tournant conçu par Michael Yeargan permet des transitions fluides entre chaque tableau où se succèdent salle de bal luxueuse, maison à double balcon, avant une auberge glauque et minimaliste pour le sanglant tableau final.
La direction de Daniele Rustioni verse dans le superlatif : avec des ensembles dessinés au cordeau et la progression construite minutieusement, une palette de nuances contrastée au possible, il est toujours attentif aux chanteurs et offre des moments de rubato soit élégants soit dramatiques qui font toujours mouche, ainsi que des ralentis expressifs qui retiennent le souffle de son auditoire. Le chœur du Met obéit à ses injonctions au doigt et à l'œil, offrant des pianissimi saisissants dans la scène de l’enlèvement de Gilda, ou le finale du second acte au tempo endiablé.
Côté plateau vocal, les rôles secondaires sont incarnés avec investissement : la classe élégante de la Comtesse de Ceprano de Sylvia d’Eramo contraste avec la fougue de son époux, le bouillant Christopher Job. Eve Gigliotti est une Giovanna roublarde au timbre bien ancré, le Borsa de Scott Scully est sobre et précis, le Marullo de Jeongcheol Cha un peu débraillé vocalement mais très projeté.
Le Comte Monterone de Craig Colclough constant d’intensité dramatique et de puissance sonore donne à ses deux apparitions un aspect terrifiant. La Maddalena de Varduhi Abrahamyan, tout droit sortie d’un tableau d’Otto Dix ou de George Grosz, déploie son timbre chaud et sensuel avec une rondeur dans les graves qui donne au quatuor une couleur érotique bienvenue.
L’inquiétant Sparafucile du jeune Andrea Mastroni n’a pas la noirceur de certains titulaires, mais il donne le change par une présence magnétique et un fa grave longuement tenu à la fin de sa première scène qui laisse le public admiratif.
Piotr Beczala a déjà maintes fois chanté le rôle du Duc, sur la scène du Met dans la production précédente notamment. La santé vocale du ténor polonais est confirmée : à part une légère dureté dans les premiers aigus du “Questa o quella”, il déroule avec une facilité déconcertante sur toute la longueur du rôle un médium riche et soutenu, des aigus solaires et victorieux, jusqu’à une Donna è mobile insolente de fraîcheur.
Rosa Feola offre une prestation tout aussi remarquée, avec une voix charnue au médium opulent et néanmoins des suraigus faciles et aériens qui composent une Gilda certes naïve et tendre, mais aussi résolue et tragique quand elle décide de se sacrifier. Son "Caro nome" est mené par le frisson de sa candeur et l’insouciance fragile qu’elle y déploie.
Enfin, vêtu en clown expressionniste grotesque, Quinn Kelsey (un des grands titulaires du rôle-titre) donne au malheureux bouffon une épaisseur dramatique, avec une voix très homogène, sans jamais forcer ses moyens, avec une justesse de ton et de jeu irréprochables.
Le public du Met offre une ovation à cette nouvelle production, aux solistes et au chef, au tomber du rideau.