Transgressive Ariane et Barbe-Bleue à l’Opéra National de Lorraine
Le vaste décor tournant -élaboré par Nina Wetzel comme les costumes- occupe toute la scène, sorte de loft très contemporain paré d’escaliers et de paliers successifs, enveloppant le salon presque bourgeois et cosy du maître des lieux, Barbe-Bleue. Sur cette base établie, qui ne cessera de se mouvoir à plus ou moins forte vitesse durant toute la représentation, Mikaël Serre, appuyé par les vifs éclairages de Franck Evin, élabore une mise en scène complexe intégrant presque en permanence un flot de vidéos créées par Sébastien Dupouey.
Depuis l’arrivée en voiture d’Ariane et de la Nourrice au sein d’une forêt menaçante jusqu’à la révolte des paysans grimés de façon spectaculaire et terrifiante, à la capture mouvementée d’un Barbe-Bleue qui ne cesse de geindre, cet univers d’images puissantes bouscule. Des images de guerre et des conflits majeurs du XXème siècle, des dictateurs les plus radicaux, de la Shoah, se superposent à l’ouvrage durant tout son déroulé, avec par ailleurs des références révolutionnaires fortes et un ensemble de messages féministes qui viennent les compléter. Ariane, tel un roc et dotée d’une volonté de fer, apparaît majestueuse dans un ensemble lamé argent au milieu de ce désordre pour délivrer les épouses précédentes du tyran domestique. Mais ces dernières préfèrent demeurer auprès de Barbe-Bleue, non pour le soigner, mais pour le torturer à leur tour. Ariane elle-même menacera son époux de lui trancher la gorge.
De fait, la mise en scène de Mikaël Serre, souvent déroutante mais toujours virtuose, tourne quelque peu le dos au livret de Maurice Maeterlinck, évacuant toute forme de poésie ou d’abandon. Il donne une place prépondérante aux anciennes épouses, au détriment du personnage même d’Ariane qui heureusement trouve en Catherine Hunold une interprète qui le transcende. Abordant ce rôle éprouvant avec des moyens presque wagnériens, elle domine avec une rare facilité les tensions et difficultés vocales de l’écriture de Paul Dukas. L’aigu flamboie, la ligne de chant se déploie avec magnificence, solide et nette, la voix au timbre clair se projette avec puissance tout en respectant les nuances d’un rôle écrit pour une mezzo-soprano aigu ou plus justement une grande soprano dramatique.
Son interprétation des deux redoutables « airs » d’Ariane, “Ô mes clairs diamants” au premier acte, puis “Ah, ce n’est pas encore la clarté véritable” au second, rappelle -par son souci de l’élévation du son et le recours à un phrasé classique mettant en valeur une prononciation naturelle- l'incomparable Suzanne Balguerie, recréatrice du rôle à l’Opéra Comique dans les années 1920/30 (à la pleine satisfaction de Paul Dukas lui-même et préservée par le disque).
Anaïk Morel, déjà présente dans le rôle de la Nourrice à l’Opéra de Lyon, laisse ici plus encore s’épanouir sa grande voix charnue de mezzo-soprano qui s’allie pleinement à la voix plus lyrique de Catherine Hunold. Elle campe une Nourrice complice mais aussi effrayée par la volonté sans faille de sa maîtresse. Présent lui à Toulouse, Vincent Le Texier incarne un Barbe-Bleue à la fois effrayant puis dominé, avec cette forte présence scénique mais aussi vocale qui le caractérise. La voix au-delà des ans conserve sa pleine densité et surtout son intensité expressive.
Les filles d’Orlamonde apparaissent impeccablement distribuées dans leur rôle respectif. Héloïse Mas expose dans la partie vocale la plus développée, celle de Sélysette, des moyens très imposants et particulièrement stylés. Chacune de ses interventions capte l’auditeur par sa pertinence et sa profondeur. Le soprano clair et vivant de Clara Guillon (Ygraine) ne s’oppose pas à celui de Samantha Louis-Jean (Mélisande), plus fruité, ni à celui fluide et bien assis de Tamara Bounazou (Bellangère), toute jeune artiste qui fera ses débuts au Palais Garnier lors de la reprise du Platée de Rameau (Amour et Clarine) en juin et juillet prochain. La comédienne Nine d’Urso complète le plateau féminin dans le rôle muet de la pauvre Alladine, la dernière entrée, dont elle livre une interprétation fort émouvante. Des artistes issus du Chœur de l’Opéra de Lorraine interviennent avec efficacité dans les rôles plus sporadiques, à savoir les voix des paysans au premier acte et les deux présents en scène au troisième, Benjamin Colin, Ill Ju Lee, Christophe Sagnier et Ju In Yoon.
La direction musicale de Jean-Marie Zeitouni placé à la tête de l'Orchestre de l’Opéra national de Lorraine et de l’ensemble des Chœurs préparés avec soin par Guillaume Fauchère, un rien appuyée, se veut large et fort dynamique. Au-delà, le chef attache une attention toute particulière aux couleurs, aux atmosphères différentes de l’ouvrage et aux transitions. Cette vision se marie sans conteste avec celle du metteur en scène, tout en privilégiant la fluidité de la musique et son déroulé. Le public nancéien accueille globalement bien cette production atypique, réservant une ovation à Catherine Hunold et à Jean-Marie Zeitouni, ardemment salué pour sa part par tous les musiciens de l’orchestre.