Débuts historiques de Speranza Scappucci à La Scala de Milan avec Capulet et Montaigu
Le Théâtre de La Scala compte parmi les plus anciennes maisons d'opéra du continent européen, fondée en 1778. Durant sa longue et glorieuse histoire, elle a vu défiler les plus grands chefs du monde au pupitre de sa phalange orchestrale, mais presque exclusivement masculins. Il a fallu attendre 244 ans (et la Direction artistique de Dominique Meyer) pour qu'une Italienne, la Romaine Speranza Scappucci, puisse prendre les rênes de cet effectif, dans Les Capulet et les Montaigu de Bellini. Ces débuts sont même anticipés en raison du désistement d'Evelino Pidò pour raisons de santé, sachant que celle qui est par ailleurs Directrice musicale de l'Opéra royal de Wallonie-Liège jusqu'à la saison 2022-2023 (où Giampaolo Bisanti lui succédera) est déjà programmée au mois de mai pour une série de concerts symphoniques à La Scala.
La direction de Scappucci est assurée et précise, tenant la fosse et le plateau en bonne coordination. Elle privilégie un tempo modérément rapide, minimisant le danger des décalages avec les choristes tout en préservant l'élan dramatique qui s'annonce dès l'ouverture avec beaucoup d'éloquence. La cohésion de la section des cuivres se traduit par un son rond et résonnant, mais sans s'imposer au détriment des autres. Le rapport de la cheffe aux solistes la montre attentive et réactive à toute sorte d'aléas concernant les tempi avant tout. Elle établit avec aisance une complémentarité rythmique pointue et cadencée entre les deux parties, notamment remarquée entre les pizzicati des cordes et l'ensemble des solistes. Le Chœur masculin de la maison représentant les deux familles en conflit, chante et arpente la scène avec une énergie guerrière, dégageant une sonorité pleine et charnue, quoique moins résonnante et intelligible en raison de leurs masques (il en va de même pour le texte qui ne se perçoit pas aisément).
D'autres débuts maison sont réservés au metteur en scène Adrian Noble, ancien Directeur artistique et général de la Royal Shakespeare Company de Londres. Spécialiste donc en la matière, il transpose pourtant le sujet de ce Roméo et Juliette lyrique dans les années trente du siècle dernier, mettant en avant le conflit des familles, deux groupes avec intérêts et croyances opposées (étincelle pouvant embraser tout un pays, d'après ses explications). Les partisans courent à travers la scène, brandissent drapeaux, panneaux et armes, manifestant l'ampleur de cette lutte individuelle qui menace de dépasser leurs causes. Or, bien que cette interprétation vise à critiquer et/ou sensibiliser l'auditoire vis-à-vis des guerres civiles qui ravagèrent et continuent encore à menacer de ruiner les pays européens, ses intentions ne sont pas facilement lisibles : le placement temporel et le choix des costumes évoquent des clans mafieux plutôt que des combattants politiques et/ou religieux. Sur le plan visuel, les grands décors uniformes des bâtiments encadrent le large espace scénique, permettant ainsi les grands rassemblements des choristes et solistes, alors que les duos d'amour intimes entre le couple de protagonistes sont situés dans une chambre (une sorte de boîte) sortie du fond de la scène et entourée par l'obscurité. Cette disposition scénographique simple et austère, avec des changements discrets, facilite la lecture et laisse une place importante au chant.
Lisette Oropesa incarne Juliette, fille innocente et jeune mariée dans des noces forcées, embaumées d'un noir ténébreux, rappelant le funeste sort d'une Lucia. La blancheur de sa robe ne reflète pourtant pas son timbre vocal, bien qu'il soit irradiant et bien appuyé dans les aigus (et suraigus). Son appareil élastique parcourt commodément les vocalises, avec un long souffle et un phrasé bien satiné. Sa projection est puissante, parfois aux dépens du piano, notamment dans "Oh quante volte" qu'elle chante avec émotion et ardeur.
Si l'image d'une Juliette pure, blanche, lumineuse et chaste est susceptible de captiver l'attention, elle est là aussi pour contraster avec celle d'un Roméo entaché de sang, auteur du meurtre d'un homme du camp adverse. Son personnage est joué par Marianne Crebassa travestie, avec autant de conviction théâtrale que vocale. Sa prestation est une revue de virtuosité, la voix est hautement souple, légère et volatile. L'assise est solide, mais les aigus dominent sa ligne colorée de fioritures. Si l'intonation est infaillible, la prononciation en revanche souffre de quelques accents brumeux dans les cimes.
Dans le rôle de Tebaldo, le chanteur chinois Jinxu Xiahou se présente tel un ténor belcantiste, avec des phrases entrecoupées par les coups de sa respiration marquée. Il est sonore et retentissant, même excessivement parfois, alors que sa projection devient intensément vibrante à mesure qu'il passe dans les sections plus dramatiques. L'italien est net et au point, mais sa gamme expressive reste quelque peu décolorée. La basse coréenne Jongmin Park chante Capellio, avec une grande voix vigoureuse et résonnante dans les graves. Il incarne l'autorité paternelle, mais sa performance perd en assurance vers la fin : la voix mincit et se voit couvrir par l'orchestre.
Michele Pertusi en Lorenzo est un baryton qui s'exprime avec facilité dans son diapason central. Cependant, dès qu'il monte en registre (et puissance), l'appareil est moins maîtrisé et tend à glisser en justesse. Sa prononciation est toutefois précise et loquace, ce qui s'avère primordial pour son personnage (souvent amené vers les récitatifs) et la place qu'il occupe dans la dramaturgie.
Avec les soupirs et cris "Ecco la!" (Là voilà), le public ovationne particulièrement Speranza Scappucci et la récompense pour ce début, qui l'inscrit dans l'histoire de cette maison lyrique renommée.