Troublantes Red Waters, opéra contemporain à Rennes
Red Waters est un conte fantastique et gothique qui a vu une équipe étonnante se pencher sur son berceau. Cette histoire d’amour entre un frère et une sœur où il est question de gémellité et d’inceste, de rituel et d’envoûtement est née de l’imagination du duo "Lady & Bird" (formé par Keren Ann Zeidel et Barði Jóhannsson, qui signent musique et livret traduit en français par Marie Darrieussecq) avec la complicité du poète islandais Sjón (parolier de la chanteuse Björk).
La scène baigne d’une couleur rouge dans toutes ses déclinaisons, symbolique du vin, de la passion, du sang. L’esthétique visuelle (achevée par les lumières de Scott Zielinski) est complétée par un décor minimaliste (imaginé par Riccardo Hernàndez) constitué de colonnes délimitant la place de ce "village isolé où le vin coule dans les rivières", sorte d’arène où trône une fontaine stylisée aux parois translucides, devenant autel du sacrifice pour clore le drame. Dans cet univers monochromatique et hermétique évoluent des personnages sans émotion qui n’ont pour seul contour qu’un simple nom : Brother, Daughter, Father, Preacher, Midwife (Frère, Fille, Père, Prêcheur, Sage-femme). Les membres de cette communauté sont tournés vers leur tradition, leur rituel : ils n’arrivent pas à grandir, à évoluer. Tels des reclus, ils vivent de façon ancestrale. Seul Brother, parti du village, a pu échapper à cet étau mais pas définitivement (il est traumatisé par des souvenirs en flashbacks récurrents et va subir par son retour au village natal les séquelles d’une tradition macabre). La puissance de l’imaginaire (sans aucune allusion à une quelconque secte ou religion) engloutit peu à peu le spectateur. L’univers gothique, fantastique et angoissant, obscur et éblouissant, fait aussi songer à celui de Tim Burton.
Par la scénographie et mise en scène d’Arthur Nauzyciel, le spectacle se situe à la croisée des genres avec un partage équitable entre orchestre, chant et danse. Le metteur en scène insuffle un esprit collectif, une synchronisation, un équilibre qui n’engendrent aucun temps mort, mais au contraire un crescendo inéluctable dans le déroulement du drame.
Le chœur (constitué des huit voix féminines du Chœur Mélisme(s) préparé par Gildas Pungier) est le personnage principal. Omniprésentes sur scène, les chanteuses scandent les incantations répétitives des villageois de leurs voix (sonorisées) et de leurs gestes (façon body tap-percussion corporelle). Le chœur explore aussi d’autres formes de vocalité se diversifiant dans une texture moirée, flottante, aux dissonances mobiles comme un nuage vocal d’angoisse, ou se fondant dans un mantra hypnotique (« life is in the water, past is in the water, future is in the water, destiny is in the water… »).
Aussi présentes que le chœur, les trois danseuses (Sandy Den Hartog, Maëva Berthelot et Gabriela Ceceña préparées par Damien Jalet) ont leur place dans l’histoire et une fonction nécessaire. Symbolisant l’élément aquatique, elles sont nymphes ou sirènes. Les tensions et contorsions inventives des corps entre danse et gymnastique synchronisée portent l’action et sont aussi le reflet des âmes torturées.
Contrairement à la version de la création en 2011, les cinq solistes sont des chanteurs lyriques, avec des voix timbrées et une technique sans faille. Engagés, ils souhaitent être au plus près de ce projet très différent de ce qu’ils font habituellement (Keren Ann leur demande de n’émettre qu’un filet de voix). Le chant est épuré, sans vibrato, visant à exprimer le tragique sans avoir recours aux ingrédients de l’opéra "traditionnel".
Ainsi, chaque chanteur doit-il proposer une direction intimiste et sobre au personnage incarné pour procurer l’émotion. Brother, le « fils de Red Waters » revenu au village pour y recevoir les clés suite à une découverte sensationnelle sur la télépathie des jumeaux, est interprété par Olivier Lagarde. Il incarne un personnage tour à tour déconcerté, hypnotisé, résigné. Sa voix profonde de baryton-basse en retenue et délicatesse est bien conduite par un souffle long et un phrasé souple, une articulation précise permettant une bonne compréhension. Les aigus détimbrés (mais tout en restant justes) lorsqu’il est en duo avec Daughter, sa sœur jumelle dont il tombe amoureux (sans connaître leur gémellité), laisse percevoir la fragilité du personnage progressivement submergé par son destin.
Daughter est interprétée par Pauline Sikirdji. Elle imprègne son chant d’une mélancolie traduisant avec justesse son personnage à la destinée également tragique. Sa voix de mezzo est tout aussi contrôlée. Elle esquisse quelques mouvements virevoltants dans sa robe rouge flottante avant de suivre son frère pour être unis dans des noces sanglantes.
Le rôle de Father est confié à Jérôme Billy. Une seule intervention révèle, outre les mêmes qualités que ses partenaires, une voix de ténor au timbre clair et lumineux suscitant une grande émotion, avant qu’il ne sacrifie ses propres enfants.
La mezzo-soprano Mathilde Pajot s’empare du rôle de Midwife (la sage femme). Tout de noir vêtue, elle incarne le paradoxe de celle qui donne la vie tout en perpétuant la tradition funeste. Elle creuse la profondeur de ce personnage par un timbre de voix captivant, une stabilité vocale et une présence scénique incarnée.
Enfin, le rôle déclamé de Preacher revient à Nicholas Isherwood. Il joue de sa voix articulée et posée pour camper celui qui orchestre le rituel, à savoir boire six fois par jour l’eau transformée en vin, source de régénérescence. Dans un souci de compréhension, un narrateur intarissable (voix enregistrée) déverse aussi un torrent débordant d’informations qui peuvent paraître redondantes.
Dernier protagoniste, l’Orchestre National de Bretagne sous la direction du chef argentin Nicolas Agullo, livre une lecture musicale du conte installant dès les premières mesures un climat mystérieux et envoûtant, devenant de plus en plus oppressant. Les couleurs sont chatoyantes, les masses sonores diversifiées pour une écriture riche et suggestive (avec des retours de thème) entre musique minimaliste et grands effets sonores.
Par ses applaudissements fournis, le public hétéroclite venu nombreux témoigne d’une certaine ivresse trouvée dans ce conte fantastique mais qui peut aussi laisser sur leur soif les amateurs d’art lyrique. En quittant la scène, deux des instigateurs de ce spectacle font de la main le signe des cornes, certainement pour ne pas oublier leur référence au monde du rock (et du heavy metal) !