La Dame de Pique, atout de la saison anniversaire au Liceu
L'histoire du Liceu de Barcelone en tant qu'institution commence en 1837 avec la création d'un établissement d'enseignement musical (nommé d'abord Lycée philodramatique et puis Lycée philharmonique) et de spectacle vivant (avec notamment des opéras donnés par les élèves). Dix ans plus tard -en 1847-, l'institution qui conserve son appellation scolaire "Liceu" devient professionnelle et acquiert des murs en construisant son propre théâtre sur la promenade de La Rambla au cœur de la ville. Aujourd'hui en 2022, la maison catalane, fière de ses origines, célèbre ses 175 ans par une série de concerts et de spectacles invitant des artistes renommés, ainsi qu'avec plusieurs expositions dont celle consacrée à Renata Tebaldi actuellement en cours. Et pour ouvrir cette année festive, la reprise d'une production classique et trentenaire de la maison est à l'affiche, La Dame de Pique par Gilbert Deflo datant de 1992. Sur le plateau, le ténor Yusif Eyvazov mène la distribution russo-catalane en faisant ses débuts scéniques in loco (après deux autres versions de concert précédemment). L'autre vedette du programme, Sondra Radvanovsky a cependant dû quitter la production pour des raisons personnelles (deuil familial) et céder sa place à Lianna Haroutounian dans le rôle de Lisa.
La mise en scène de Gilbert Deflo est haute en couleurs, très classique et fidèle au livret, aux décors et costumes opulents qui placent le sujet de l'action dans le palais de la tsarine Catherine II à Saint-Pétersbourg vers la fin du XVIIIe siècle. Son approche donne en tout cas priorité à Tchaïkovski, mais plutôt au compositeur (Piotr) qu'au librettiste (Modeste). La musique devient ainsi le principal vecteur du drame dans un cadre imprégné de galanterie, bien que le metteur en scène réussisse à souligner subtilement l'obscurantisme superstitieux et diabolique d'un Hermann malheureux en amour et au jeu, tout comme la pâleur et la morosité d'une Comtesse morte-vivante, effigie tout droit sortie d'un film d'horreur. Deflo insuffle un air de modernisme par des projections lumineuses, illustrant les silhouettes sur la toile du fond ou les effets optiques d'une marée dans laquelle Lisa se noie et met fin à son périple amoureux (entre Hermann et Yeletsky). Les grandes parois noires, délimitant la scène et couvrant le plateau dans les changements de décors, sont savamment employées pour les fins dramatiques, en l'espèce pour plonger le spectateur dans l'esprit tourmenté du protagoniste. Au contraire, le potentiel de la scène du spectacle au début du deuxième acte reste modestement exploité, surtout l'aspect de la mise en abyme dans laquelle le ballet s'avère peu usé, maladroit et désynchronisé, alors que l'hymne à la tsarine qui clôture la scène demeure moins emphatique qu'attendu.
Le ténor Yusif Eyvazov est amené en Hermann à dépenser amplement son énergie vocale dès son entrée sur scène. Or, si l'insuffisance de la voluminosité ne compte pas parmi ses défauts, son éventail expressif manque pourtant de relief. La projection est vibrée et tend à s'imposer en s'appuyant excessivement sur la voix poitrinée, ayant pour conséquence une justesse parfois chancelante. La diction russe est impeccable et soutient son jeu dramatique solide, qui s'améliore progressivement et atteint son apogée dans le troisième acte. Cela soutient de surcroît la vigueur sur le plan vocal également, alors que la ligne descend dans la sphère du diapason médian qui s'avère sa zone de confort. L'air final « Chto nacha jizn ? Igra ! » (Qu'est-ce que notre vie ? Un jeu !) le confirme par un phrasé lisse, rond et plus expressif.
Lianna Haroutounian (Lisa) présente une voix robuste et charnue, avec des graves stables et posés portant sa large étendue sonore. Sa voix de poitrine s'épanouit et dépasse l'orchestre sans difficultés, mais l'expression musicale peine toutefois à varier. L'articulation textuelle est nette et s'aligne avec la prestation théâtrale d'une fille innocente et tiraillée entre son devoir conjugal et l'amour passionnel qui la pousse finalement dans les eaux glaciales de la Néva pétersbourgeoise.
Elena Zaremba campe assurément une Comtesse lugubre convaincue notamment par son jeu scénique. Sa longue robe et perruque dissimule un corps consumé et épuisé (qui se dévoile dans l'intimité de sa chambre), la complice macabre de la malédiction d'Hermann. Elle arbore un instrument pointu, très peu étoffé mais coloré toutefois d'un timbre noirci et dramatique qui se perçoit dans l'assise. Les tempi lents conviennent à sa sensibilité musicale, alors que la prononciation du français est soignée, tout en respectant les nasales. Son air "Je crains de lui parler la nuit" semble cependant seoir moins confortablement à sa tessiture de mezzo.
Rodion Pogossov fait ses débuts au Liceu, dans le rôle de Yeletsky. Des phrases mélodieusement pétries émanent de son baryton rond et clair, moins souple dans les passages vocalisants mais solidement résonnant. Le texte est soigné et son air « Ya vas lioubliou, lioubliou bezmerno » (Je vous aime à la folie) est comblé de lyrisme, bien que son jeu d'acteur dénote plutôt un homme orgueilleux (tel un Onéguine) qu'un jeune homme sentimental.
Autres débuts maison, ceux du baryton-basse polonais Łukasz Goliński qui interprète le Comte Tomski et le personnage du "spectacle" Zlatogor. Il affiche un volume imposant et sombre qui trouve ses justes résonances dans les graves. Si l'assise est souveraine, le sommet de sa gamme est en revanche fragile, avec une projection tressaillante et une justesse vacillante.
Le trio d'officiers est composé de David Alegret (en Tchekalinski), un ténor lyrique et radiant avec une prononciation quelque peu brute et maladroite, de la basse Ivo Stanchev en Sourine au son voûté, nourri et sombre, vocalement autoritaire, ainsi que du ténor Antoni Lliteres, chantant avec assurance et luminosité sa partie de Tchaplitski.
La mezzo-soprano Lena Belkina (elle aussi pour la première fois au Liceu) se présente dans les rôles de Pauline et Milovzor. Elle chante « Podrougi milié » (Mes chères amies) avec beaucoup de tendresse et de finesse dans le phrasé, s'appuyant sur un registre grave stable et nourri. La Prilepa de Mercedes Gancedo est voûtée et veloutée, enrichie d'une projection droite, immaculée et vigoureuse.
Macha par Gemma Coma-Alabert est une mezzo claire-obscure avec une gamme développée qui ne manque pas de volume et d'étoffe, tandis que le Maître de cérémonie du ténor Marc Sala peine à trouver la stabilité d'intonation, surtout dans les aigus. Mireia Pinto est une gouvernante à la voix mince et perçante, avec un médium solide et une prononciation moins intelligible.
Le maestro Dmitri Jurowski, issu d'une célèbre famille des chefs (avec son père Mikhaïl et son frère Vladimir), se heurte à beaucoup de problèmes rythmiques entre la scène et la fosse, notamment dans le rapport avec les choristes (le tempo en fosse tend constamment à accélérer). L'Orchestre du Liceu joue avec conviction et énergie dès l'ouverture aux accents symphoniques, surtout la section de cuivres qui tonne puissamment sans jamais dérailler dans la justesse et le rythme. Outre les soucis de synchronisation intérieure et extérieure, le Chœur est également confronté à des problèmes d'émission et de clarté sonore. Les visages sont masqués, le chant est voilé par la masse orchestrale, et les pupitres féminins peinent souvent avec la justesse dans les cimes. En revanche, les hommes parviennent à ressortir par deux chants a cappella très émouvants et élégants, avec beaucoup de sensibilité dans la nuance piano (notamment l'hymne orthodoxe qui conclut la soirée et prie pour l'âme du malheureux Hermann après son suicide).
Le public salue chaleureusement les artistes à l'issue du spectacle, notamment le chef et les musiciens, ainsi que l'équipe de mise en scène.