Hamlet en majesté kaléidoscopique à l’Opéra Comique
En dépit de quelques ajustements liés au Covid, cette production sert toujours avec dynamisme l’œuvre de Shakespeare. Le metteur en scène Cyril Teste choisit de montrer un Hamlet résolument contemporain, tant sur le fond que sur la forme artistique. Les rois et la cour du Danemark sont transposés dans un monde actuel d’apparences et d’images (l’action temporelle est volontairement lâche, mais pourrait se situer au début du XXIe siècle, voire aujourd’hui), où les flashs crépitent au passage des stars. En 2022, le chœur masqué, armée de courtisans-journalistes et photographes, attendant leurs stars sur le photo-call n’a jamais semblé aussi actuel. Hamlet se donne alors en spectacle, préférant les chambres d’hôtels glacées et les arrière-cours de réception pour se livrer aux confidences intimes. Ce jeu de cacher/montrer est travaillé par l’utilisation de caméras sur scène, qui doublent le jeu de regard, ainsi qu’un jeu de panneaux modulables, là encore support de vidéos, qui se démultiplient, image des perceptions d’Hamlet comme de la diversité des personnages et des voix.
Le baryton Stéphane Degout incarne Hamlet avec une aisance et une solidité acclamées (il semble encore en pleine forme pendant les saluts, guilleret à l'issue de ce rôle pourtant omniprésent). Son timbre de voix parfois très nasal, en fait un Hamlet s’éloignant d’un modèle de héros romantique doucereux, pour lui donner une complexité, qu’il exploite et assume dans une interprétation personnelle mais cohérente. Le public est pris dans ses envolées, toujours fortes et puissantes (jusqu’à la fin du spectacle), qui se conjuguent avec une subtilité de jeu dans les parties plus souples. Le baryton fait preuve de sa grande technique et maîtrise vocale notamment dans les aigus, ou via sa prise de son par au-dessus.
Sabine Devieilhe rentre à nouveau dans la peau et la voix d'Ophélie, avec discrétion et simplicité au début de l’opéra, mais afin que le chant comme le personnage se révèlent au fil du spectacle. La soprano s’empare des possibilités que lui offre le texte musical pour montrer son brio vocal (salué par les applaudissements nombreux à la fin du spectacle). Avec beaucoup de finesse, elle travaille ses aigus pour leur donner un aspect cristallin ou davantage épaissi selon les scènes. Les vocalises et intonations d’inspiration folklorique, notamment dans l’air scandinave précédant sa mort sont aussi agiles et travaillées que ses airs sont construits dans la longueur (seulement, et dans les premiers actes du moins, sa grande technicité amoindrit un peu sa spontanéité et sa chaleur).
L’autre personnage féminin de la pièce, Gertrude, propose une mère bien plus qu’une complice du meurtre. Géraldine Chauvet (remplaçant Lucile Richardot en raison du Covid) mène l'auditoire dans ses interprétations chaleureuses et justes, volontairement amples, mais la diction est trop souvent aléatoire et les paroles se perdent (ce qui se perçoit d’autant plus dans un opéra en français, avec d’autres interprètes aux voix toutes très claires). Le duo avec Hamlet lui permet cependant de révéler l'agilité de ses vocalises, comme le trio avec les deux protagonistes souligne sa justesse.
Au tragique Hamlet répond la voix du père, le Spectre incarné par Jérôme Varnier de sa basse travaillée dans sa fixité caverneuse, immédiatement glaçante. Les tenues du chanteur, appuyées sur les résonateurs de poitrine, reproduisent l’effrayante et intense image de ce personnage (qui repose toutefois uniquement sur la voix car le personnage reste volontairement immobile). L’autre père, le Roi est interprété par Laurent Alvaro, à l'inverse du Spectre : il s'appuie avant tout sur l'intensité d'acteur, à travers les vidéos (en temps réel ou enregistrées), en faisant presque un Parrain. Mais il est aussi remarqué par des aigus chantants ainsi qu'une grande sensibilité d’interprétation, notamment dans son usage du vibrato pour le récitatif.
Les autres personnages masculins sont plus discrets, et uniformes. Yu Shao en Marcellus est au début un peu trop absent, mais se découvre dans le duo des fossoyeurs avec Geoffroy Buffière, où sa voix de ténor prend des inflexions de baryton qui distinguent vocalement les deux personnages. Geoffroy Buffière (également Horatio) s’illustre tout au long de l’opéra par son assurance, et sa vigueur, dans les graves comme dans les aigus. Pierre Derhet en Laërte construit sa musicalité sur une chaleur et une douceur de timbre, mais ce choix artistique de sobriété (vibrato très léger voire absent) le fait apparaître en retrait. Polonius, interprété par Nicolas Legoux, est efficace dans ses quelques phrases, bien que restant discret, comme son personnage.
Les voix se marient avec justesse dans les ensembles et le chœur Les Éléments, masqué, fait de grands efforts, toujours très puissant. Les choristes féminines sont efficaces, mais restent en-dessous des voix masculines, chaudes et amples. Ce kaléidoscope de voix et de personnages se retrouve aussi dans la richesse de l'Orchestre des Champs-Elysées emené très énergiquement par le chef (et désormais Directeur de l'Opéra Comique) Louis Langrée, qui met en valeur les pupitres des vents, jusqu’au solo de saxophone, sur scène, de Sylvain Malézieux, mais aussi de manière plus générale chaque partie soliste. La mise en scène met en valeur la multiplicité des voix (au sens-large), avec des musiciens dans les coulisses ou du son hors de la salle.
L’œuvre de Shakespeare-Thomas brille ainsi par la force de ses individualités, unies dans l’opéra, comme autant de regards sur une même œuvre, dont les variations sont autant de façon de se les approprier pour le public, passionné par les amours d’Ophélie et Hamlet comme par ses interrogations métaphysiques, et surtout musicales. Le public offre à ce spectacle et ces destins une acclamation paradoxalement contenue, mais à raison de l'intensité ressentie tout au long du drame.