Carmen pleine de promesses au Capitole
Notre compte-rendu de la première distribution avec la prise de rôle de Marie-Nicole Lemieux
La lecture du metteur en scène Jean-Louis Grinda déploie l’action au fil du livret, avec le souci de rendre lisibles les évolutions dramatiques et celles des deux protagonistes. Carmen se montre ainsi consciente de son pouvoir sur les hommes, elle est seule à décider des choses, incarnant la soif de la vie, assumant les fluctuations de son cœur au nom d’une liberté à laquelle elle tient par dessus tout. Intègre et téméraire, elle demeure insaisissable à tous les hommes qui la convoitent. Don José lui, sombre dans une passion irrépressible, qu’il assume totalement, mais qui le perdra. La mise en scène, dans une pente ascendante, amplifie ostensiblement l’érotisation progressive et rapide de Carmen qui va subjuguer Don José, puis dans une pente descendante, la mise en scène montre crûment l’âpreté de cette relation qui se délite, Carmen prenant ses distances clairement d'avec Don José aveuglé par la passion. L'idée de présenter cette production comme un grand flash-back revécu par Don José renforce la cohérence de cette symétrie.
Dans le cadre neutre et cru de la scène (aux murs de briques peintes en blanc), Rudy Sabounghi a installé au centre deux grands éléments de décor, en demi lune, assez élevés et mobiles. Manipulés à vue, ils configurent les lieux symboliques où se déroule et se passe l’action. Les costumes réalisés par Françoise Raybaud Pace sont aussi simples, mais lisibles et typiques. Une danseuse (Cloé David) intervient par ailleurs à divers moments, avec une danse d’inspiration flamenca fantasmée renforçant le lien entre populaire et savant.
Eva Zaïcik prend le rôle de Carmen avec l'accroche de son timbre séducteur. La voix est étendue, souple et présente, malgré un certain déficit de largeur (dans le bas medium et le grave, même si les notes mixées ou poitrinées sont finement assumées). Le duo-duel final la voit un peu couverte. Elle déploie davantage un sens du texte et une musicalité raffinée, un sens plastique du beau son qui dessert également quelque peu son engagement interprétatif (elle se conforme néanmoins aux attentes du rôle, dans cette mise en scène). Un "lâché prise" survient néanmoins après la danse offerte à Don José, et a vocation à se prolonger dans les incarnations futures du personnage.
Amadi Lagha déploie dans le rôle de Don José la générosité de sa voix de ténor, pleinement sonore sur toute son étendue, avec un grave et un bas médium corsés. Le caractère spinto (appuyé) de sa voix très italienne lui autorise des aigus flamboyants et intenses. Avec un noble timbre, une projection franche, une diction efficace et une palette de nuances qui vont du velours intimiste à l’éruption volcanique, il incarne ce Don José déchiré, perdu et éperdu, tout entier dans sa passion, tant dans les élans amoureux ("La Fleur que tu m'avais jetée" est très lyrique), dans la jalousie, la souffrance de l’abandon, que dans la tragique violence finale. Sa prestation est dûment saluée par le public.
Dans le rôle d’Escamillo le toréador, Armando Noguera offre son baryton plutôt généreux, avec un certain panache dès son air d’entrée, mais doit pourtant ce soir déclarer forfait en cours de route (la voix finissant par s'enrouer). Annoncé souffrant, il est remplacé au pied levé (au troisième acte) par Alexandre Duhamel, détenteur du rôle dans la première distribution, qui rappelle combien il dispose du caractère bravache de son personnage avec aisance scénique, mais gagnerait à déployer davantage de volume pour ne pas être couvert, tout en gardant son mezza voce. La brutalité de ses accents dans la confrontation avec Don José dessert sa voix et son caractère de séduisant rival.
Marianne Croux, dernière soliste alternant dans cette production (en Micaëla) possède une voix de soprano claire, vive, entre le format dit "de soubrette" et celui de lyrico léger. Le timbre est séduisant, fruité, mais l’aigu se raidit un peu sur son métal. Comme l’ensemble des artistes de la production, elle est intelligible constamment, dans sa diction et dans son jeu : elle incarne avec conviction le rôle d’une Micaëla qui représente l’ordre établi, dans la plus pure tradition, sans surprise. Le duo avec José est exécuté avec cet esprit traditionnel mais son air est plus engagé.
Les plus petits personnages (contrebandiers et bohémiennes) sont là, au-delà de l’intrigue, pour inscrire cette tragédie intemporelle dans une Espagne un peu fantasmée par les temps. Le contrebandier Remendado a l'engagement théâtral convaincu du jeune ténor Paco Garcia, mais dont la voix manquant de projection est très souvent couverte. Le baryton Olivier Grand prête sa voix au Dancaïre, sorte de chef des contrebandiers. Il est lui aussi très impliqué dans le jeu scénique, mais lui aussi couvert, malgré un timbre séduisant. Marie-Bénédicte Souquet incarne une Frasquita très vivante avec sa voix de soprano ombrée et facile, colorée mais constante et d'une largeur limitée. La Mercedes de Grace Durham pétille et virevolte sur scène de manière réjouissante, avec sa petite voix de mezzo-soprano, limitée en largeur (grave et medium), mais d'un timbre très dense en harmoniques aiguës. Tous offrent un ensemble très vivant et crédible, en écrin au déclin de la relation amoureuse entre Carmen et Don José (le tout avec la virtuosité de leur fameux quintette "Nous avons en tête une affaire").
Victor Sicard déploie son jeune baryton au service de Morales avec un timbre clair, et une prononciation modèle. Il assume de surcroît pleinement le caractère scénique. Enfin, le rôle de Zuniga, personnage bien plus important qu'il n'y paraît (en "contrepoint" de Don José), est très investi par Jean-Vincent Blot, basse à la voix très présente à tous ses moments, d'une voix charnue et sombre, mais avec une grande distinction de diction. Il apporte ainsi au personnage, dans toutes ses interventions, l’autorité qui le rend vraisemblable et si utile dans l’intrigue : en effet, Zuniga représente ce que Don José aurait pu devenir un jour, en suivant les rails d’un destin écrit pour lui. Il représente également ces hommes installés socialement et qui se permettent des incartades avec des filles comme Carmen, même si là, en l’occurrence, celle-ci sait l’éconduire.
L’Orchestre national du Capitole, sous la baguette expérimentée de Giuliano Carella, soutient et représente justement l’action dramatique, tant dans les moments légers et divertissants que lors des rendez-vous sérieux, où il déploie puissamment les accents et les intensités tragiques, avec un grand sens des contrastes de dynamiques et de textures. Les enfants de la Maîtrise du Théâtre du Capitole, confiés aux soins de Gabriel Bourgoin remplissent loyalement leur fonction de divertissement.
En dépit des masques et d’un effectif réduit (par le Covid), le Chœur du Théâtre du Capitole, dirigé et préparé par Patrick Marie Aubert, fait montre d’efficacité dans son engagement théâtral, comme dans ses interventions vocales, avec une belle matière sonore, une prononciation parfaitement intelligible, sans oublier les couleurs et nuances dynamiques omniprésentes.
Les applaudissements du public traduisent sa conviction et sa séduction, envers l'œuvre, la production et ses interprètes.