Mririda : une création poignante à Strasbourg
Mririda est une mystérieuse poétesse berbère marocaine qui aurait vécu entre 1900 et 1930. Ce que nous savons d'elle nous a été transmis par René Euloge, un instituteur français qui a recueilli et traduit ses poèmes. L'écrivaine Claudine Galea a transformé une vie imaginée et des poèmes épars en l’histoire tragique d’une femme libre aux temps de la colonisation. Son livret est poignant, confrontant dans un violent contraste les sublimes images du verbe choisi des poèmes avec la langue et les attitudes grossières et vulgaires des soldats.
La mise en scène d’Olivier Achard repose sur quelques lumières et des voiles sur lesquels sont projetées des images. La scénographie est réduite à son strict minimum : il n’y a aucun décor ni accessoire, pas plus que de jeu ni même de mouvements d’acteurs. Les chanteurs entrent pour chanter, se postent au-devant de la scène, en plein milieu, chantent, puis sortent lorsqu’ils ont terminé. Au moins peuvent-ils ainsi se concentrer et se faire entendre. Cinq voiles blancs sont tendus sur scène, l’un qui recouvre tout le fond du plateau et quatre autres, de part et d’autre de la scène, comme deux rideaux blancs ouverts. Dressés à la verticale, ils répondent à un rideau tendu horizontalement en devant de scène et qui accueille les spectateurs avec une phrase projetée, comme écrite à la craie : “NOUS QUITTONS CE BAS MONDE SERRÉS L’UN À L’AUTRE / AUX AUTRES JE ME SUIS RENDUE À TOI JE ME SUIS DONNÉE” (Mririda. Hétaïre connue dans le Haut-Atlas Marocain, il y a maintenant bien longtemps dans les années 1920.) L’histoire est ainsi déjà prophétisée, Mririda sera comme une hétaïre, une femme cultivée et envoûtante prise pour une prostituée, forcée par les soldats et qui se donnera à un Étranger épris de justice.
Francesca Sorteni interprète le rôle-titre de Mririda (© AKaiser)
Une fois l'auditorium éteint, trois interprètes viennent de la salle, d’où elles récitent un texte qui sera ensuite chanté (et qui a été écrit en collaboration avec des femmes ayant participé à un atelier d'écriture au Centre Social et Culturel l’Escale). Tout le contenu de l’opéra et ce qui obsède la vie d’une femme au début du siècle est déjà présent : la peur du mariage arrangé, l’ambition du bonheur, de faire des costumes ou de devenir docteure. On y entend aussi des motifs poétiques qui annoncent la désolation à venir : le vent, le froid, l’automne. Dans une référence au spectacle lui-même et à la liberté qu’il peut procurer, ces femmes nous le disent “on aimerait bien aller à l’opéra”. Arrivées sur scène, elles sont rejointes par deux autres femmes et un homme qui formeront une tribu. Ils nous annoncent ce que l’on ressentira bientôt nous-mêmes, en éprouvant les peines de l’héroïne : “nous sommes tous des Mririda”.
La mise en scène consiste ensuite à jouer des voiles sur lesquels sont projetées diverses images. En premier lieu, celle d'un village en fête qui se noie d'un blanc pur. Les femmes se masquent alors et se cachent derrière les voiles qu'elles déplacent à travers la scène, attisant le désir en chantant les langueurs de leurs corps sur un son de hautbois oriental et des timbales qui touchent au tam-tam tribal. Le désir se transforme vite en horreur, les voiles cachant mal le viol des femmes par le soldat. Les projections vidéos recouvrent alors la scène d’une encre noire, du fond de laquelle les femmes chantent “Ils s’allongent sur nous et nous détruisent”. Le noir se mute ensuite en rouge sanglant lorsque les soldats abattent tout le village. Mais c’est alors à ces soldats de tirer les voiles comme autant de barbelés censés les protéger des révoltes coloniales. Le héros de l'opéra, simplement dénommé L'Étranger, déserte l’armée, tente de prévenir les autres habitants que l'artillerie fera un “cadavre de ville en trente secondes”. Il essaye de fuir avec Mririda dont il s'est épris, mais une lumière aveugle alors le public... L’orchestre se déchaîne dans un fortissimo, tous les voiles et tous les acteurs tombent au sol, figurant un pays anéanti. Seul reste un grand linceul avec lequel deux vieilles femmes recouvrent les cadavres. Mririda et l'Étranger, comme surgis d’outre-tombe, viennent alors fermer le voile d’avant scène en entonnant un poignant “La vie est une grâce” a capella.
Le carnage final (© AKaiser)
L’auditorium qui est resté rempli d’un public attentif à la création musicale applaudit alors longuement et chaleureusement l'ensemble des participants au spectacle venus tour à tour remplir la scène (chanteurs, équipe de scène, chœur, instrumentistes, puis la librettiste et le compositeur qui leur rend à tous une profusion d'hommages).
Le compositeur Ahmed Essyad (dont vous pouvez découvrir notre entretien-portrait revenant sur Mririda, sa carrière, ses projets et sa vision de l'opéra) confirme ici son art d’associer un orchestre moderne avec un chant à la beauté digne de l’opéra italien du XIXe siècle. L’orchestre est souvent pointilliste, de petites saccades à un instrument répondant immédiatement à un autre, puis à un autre. Ce travail d’orfèvre demande une mise en place parfaite et si l'Ensemble orchestral de l’Académie supérieure de musique - HEAR et du Conservatoire de Strasbourg souffre de certains retards et de défauts de justesse, son frémissement orchestral sait aussi bien se faire émouvant pour les héros que puissant et dissonant lorsqu’il illustre les violences militaires. Il présente d'apaisants dialogues mélodiques entre vents et cordes. Surtout, à l'image de la mise en scène, l’orchestre est toujours au service du chant (ce qui est la marque d’un métier indéniable dans l’écriture d’opéras). La fosse donne leurs notes et leurs départs aux chanteurs. Les instrumentistes soutiennent leurs mélodies et renforcent leurs effets. Certains dialogues entre l’orchestre et des chanteurs en solo sont bouleversants. Les voix bénéficient de beaux passages, en airs et en duos. Mririda semble même être une variation sur le thème du duo : d’abord entre Mririda (soprano) et la Vielle Femme (mezzo-soprano) pour initier l’histoire, puis entre la Vieille Femme et l'Étranger (ténor), mis en garde de ne pas se perdre en amour, puis des violences de l'Officier (baryton-basse) avec Mririda, avant le duo d'amour entre Mririda et l'Étranger, le tout alternant avec les airs poignants de Mririda, les mélodies passionnées du ténor ou encore une ligne vocale arabe réimaginée pour la mezzo.
Léo Warynski qui a fait ses armes sur des scènes européennes et dans un répertoire contemporain dirige avec une maîtrise constante le jeune orchestre des étudiants de l’Académie supérieure de musique, dont certains assument tout à fait leur statut d’étudiant du supérieur en voie de professionnalisation. Les cuivres et les percussions déploient par moment des crescendos éclatants, ce qui est à remarquer pour un petit effectif orchestral de vingt musiciens qui dispose de peu de nuances. Le piano est employé comme un instrument de percussion extrêmement virtuose et expressif. La clarinette, elle aussi, multiplie les traits endiablés avec une précision remarquable. Le violoncelle est d’une chaleur touchante. La harpe est parfaitement en place. Enfin, bien qu’il reste dissimulé, le Chœur de l'Opéra du Rhin sait être puissant, avec des pupitres qui se répondent avec maîtrise.
Francesca Sorteni interprète une Mririda tour à tour charmante et fermée : “reine des cœurs, tombe des âmes”. Elle triture le français vers des paroles plus vocales qu'intelligibles et sa prononciation contraint certes les spectateurs à ne pas quitter les sur-titres du regard, mais elle rend toutefois compte en permanence de l’esprit du texte. Elle est poignante dans son aria désolée "feu, fer et cendre”, puis dans son solo “Mon âme est noire, mon cœur est noir. Rien, rien dans le rien de ce temps”. Parée d’une robe violette puis rouge, puis noire, elle est séduisante au possible lorsque, réjouie de l'amour de l'Étranger, elle s'allonge, dévoile une épaule et un collier traditionnel en argent.
Camille Tresmontant joue un Étranger amoureux et naïf, très émouvant lorsqu’il déclare à Mririda un “Je t’aime” digne de l'air de Lenski dans Eugène Onéguine de Tchaïkovski. Certains de ses aigus sont déchirants, notamment alors qu'il affirme sa décision de fuir avec Mririda sur un roulement de timbales “elle m’a fait signe...” (avant d’adoucir) “... que je la suive...” (et de redonner de la voix) “... et je la verrai !”
L'Étranger (Camille Tresmontant) (© AKaiser)
Louise Pingeot est une Jeune Fille qui, confrontée à la violence aveugle des militaires, troque sa robe traditionnelle pour une tenue de commando kaki, cachant sa longue chevelure sous une casquette martiale. Un peu en retrait au début de l'œuvre, elle trouve en cheffe de guerre une voix assurée et un écho qui encouragent le chœur de ses camarades résistants.
Mririda et la Jeune Fille (Louise Pingeot) (© AKaiser)
Coline Dutilleul incarne La Vieille Femme. De son beau vibrato, elle met en garde l'étranger. Elle est la mémoire du village, rappelant son passé de violence et annonçant sa fin sanglante.
La Vielle Femme (Coline Dutilleul) et l'Étranger (© AKaiser)
Le Mercenaire, Diego Godoy, tout de noir vêtu et chaussé de rangers, multiplie les gestes impulsifs pour illustrer la violence subite du bidasse. Il compense un manque de grave et une prononciation chaotique par un bel aigu, nécessaire pour traverser l’orchestre très percussif qui se déchaîne à ses entrées (Essyad est certes un compositeur contemporain, mais il conserve les procédés qui fonctionnent à l’opéra, comme le fait d’associer à un personnage des motifs ou des effets orchestraux et d'adapter ces effets au type de personnage).
L'Officier (Antoine Foulon) et Le Mercenaire (Diego Godoy) (© AKaiser)
Enfin, Antoine Foulon sait jouer de son timbre assez puissant de baryton-basse pour camper un Officier dans une posture franche. Il adoucit parfois les notes trop aiguës pour lui, dans un bel effet.
Mririda sera diffusée sur France Musique le 9 novembre à 20h.
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