Orfeo 5063, et au-delà : Monteverdi par Les Paladins modernes
La musique de ce spectacle puise dans le catalogue de Monteverdi des extraits d'opéras, des madrigaux et de la musique sacrée, mais les transitions ont été aménagées avec une telle subtilité que l'ensemble semblerait presque composer une seule œuvre (notamment pour qui ne connaîtrait pas encore les pièces choisies, tandis que pour qui les connaît, ces unions dessinent de nouveaux liens intéressants et déjà présents dans l'esthétique de Monteverdi : les tragiques destins d'une nymphe et d'Eurydice résonnent autant entre eux que la rédemption de la Vierge Marie avec celle d'Orphée).
Le lien se noue aussi entre musique et vidéo, avec subtilité et poésie. Le ciel, la terre, le gel, les enfers que chantent les textes résonnent avec les images de drone filmant la terre vue du ciel (montagnes enneigées, champs arides), parcourant des ruines (l'abbaye du Ronceray), s'élevant même au-dessus des nuages puis plongeant dans les grottes de Lascaux, et les fonds sous-marins (à la rencontre des statues englouties du Museo Atlántico de Lanzarote). Le visuel de cette création vidéo signée Guillaume Marmin et projetée sur grand écran panoramique en fond de scène offre ainsi un lien multiple et poétique avec les images et les ambiances musicales (rappelant combien l'illustration littérale et symbolique des objets et des passions est le secret du génie Monteverdien). À l'inverse, les néons à la verticale sur la scène suivent littéralement des couleurs affichées en vidéo, ou les ostinati (rythmes obstinés), ou bien ils servent à aveugler le public. Ils font ainsi disparaître la poétique pénombre de ce plateau dont le sol est constamment nimbé d'une fumée qui se déverse dans la profonde fosse vide (tous les musiciens sont ici sur scène), en résonance avec les passages aux enfers.
Les Paladins, dont le nom rend hommage aux nobles chevaliers médiévaux voyageant pour combattre l'injustice (comme le rappelle Jérôme Correas dans notre interview), servent ici religieusement Monteverdi, dans un spectacle à la poésie rituelle, affirmant leur croyance en la puissance expressive de sa musique et qu'elle durera jusqu'en l'an 5063. Qu'elle saura même émouvoir à travers le système solaire : le titre de cette création rend en effet hommage au compositeur de L'Orfeo, Monteverdi l'explorateur sonore, dont le nom a été donné à une ceinture d’astéroïdes reliant Mars à Jupiter vers l'inconnu, nom ici donné au drone explorant et filmant notre planète (peut-être en l'an 5063, dans une Terre de vestiges et de vertiges).
L'ensemble instrumental s'appuie pleinement sur une autre association sublime : celle dans la musique même de Monteverdi, entre lignes et harmonies. Chaque instrument épouse une voix correspondante dans les moments d'union, tout en se mettant au service de l'ensemble avec toute l'ampleur déployée par le chef (tous sont vêtus de tuniques-imperméables réunissant là encore ancien et futur, mais prenant une allure de cape pour Jérôme Correas qui ouvre largement les bras quand il ne joue pas du clavecin). Les graves chantés résonnent avec les vrombissements de contrebasse (et du drone), le suave aux violes, la précision au théorbe, la clarté mélodique aux violons.
Les chanteurs, au nombre de six, sont ainsi solistes (soit avec un solo mis en avant, soit chantant seuls leur ligne dans l'ensemble) et savent aussi bien creuser leur identité vocale que former d'amples tutti. La voix de la soprano Jehanne Amzal s'emporte et emporte l'auditoire avec son expressivité et la maîtrise agile de ses aigus, clairs, présents, précis.
Anne-Sophie Honoré sait vibrer avec rondeur ou tenir la ligne avec droiture, se mettant surtout au service de l'ensemble, en soprano 2. De fait, son incarnation soliste de la nymphe, raccourcissant les phrases, unit la douleur à la douceur, avec une intensité concentrée.
Jean-François Lombard offre un timbre et un appui de contre-ténor très affirmé qui ressort des ensembles, mais sert ses solos jusqu'aux ornements tremblants (volontairement) de frissons et de clarté. D'autant qu'à l'image de tout le plateau, il sait suivre un decrescendo jusqu'au triple piano d'autant plus audible qu'il fascine l'auditoire.
Jordan Mouaissia rend la flamboyante innocence des personnages d'opéra et des caractères madrigalistes, avec les élans et la certitude du registre ténor convoqué. Son collègue Antonin Rondepierre (ancien chantre du Centre de musique baroque de Versailles) déploie avec la dignité d'Orfeo une grande application au service du phrasé héroïque.
Enfin, Matthieu Heim assume l'assise vocale très présente par ses graves, mais sait aussi monter dans l'aigu, ne faisant qu'un avec divers instruments, et déployant même en soliste des accents de baryton.
Le public, composé d'une belle part d'enfants (notamment grâce à un partenariat avec le Conservatoire de Versailles) applaudit très chaleureusement au long de nombreux rappels les artistes et ce voyage à travers les beautés de la Terre et l'immortalité de Monteverdi.