L’Empereur d’Atlantis au Grand Théâtre de Provence : un opéra pour la paix
L’Empereur d’Atlantis ou le Refus de la mort est un opéra en un acte et quatre tableaux. Le compositeur signe son opus 49 en 1943, alors qu’il est détenu dans le camp de concentration de Terezin. Le livret allemand écrit par son co-détenu Peter Kien, poète et peintre, est traduit en français par Ingrid Brunstein. Cette soirée mémorable, dans tous les sens du terme, est l’aboutissement d’un « courageux projet de territoire », qui repose sur plusieurs institutions associatives et musicales, dont l’Association pour la Recherche et l’Enseignement de la Shoah. Ce projet se veut utile au présent, en partenariat avec le Camp des Milles, qui fait de la culture un vecteur de citoyenneté et de réflexion. Le piano Érard de la phalange est restauré, les décors fabriqués et les costumes cousus par des élèves du territoire, de Manosque à Marseille, en passant par Pertuis et Aix-en-Provence.
Le programme s’ouvre sur la prestation émouvante de la chorale d’enfants préparée par la cheffe de chant Isabelle Terjan, en hommage à une très jeune réfugiée allemande, ayant fait ses classes à l’école primaire de Pertuis, devenue aujourd’hui le conservatoire de la ville. Les quarante enfants de la formation (et non quatre-vingts en raison de la pandémie), en habits quotidiens, se massent au milieu de la scène, en carré, comme pour mieux se protéger, ou à l’inverse, obéir à la discipline des corps propre au milieu carcéral. Ils interprètent quatre chants chargés d’une symbolique forte et précise, culminant sur l’Ode à la joie. L’alliage de leurs voix a la couleur du lait, tandis que des instruments leur apportent un soutien minimaliste et feutré.
La mise en scène et la scénographie de l’opéra sont signées par Bernard Grimonet. Le décor unique reprend les murs en briques rouges d’un camp de concentration, tandis que de grands pans de tissus écrus, mi-suaires mi-pansements, habillent les deux extrémités de la scène. Un écran en fond de scène permet de prolonger le cadre, par un travail de la couleur, à dominante rouge-sang, la projection d’images fixes (cartes d’État-Major) ou animées (globe terrestre pour signifier la dimension totale et totalitaire du contexte) : « la guerre totale de tous contre tous », souhaitée par L’Empereur d’Atlantis, alias Hitler. L’œuvre sera censurée à Terezin, et ne sera créée à Amsterdam que trente ans plus tard, en 1975. Ces techniques d’imagerie contemporaine soulignent les continuités entre hier et aujourd’hui, depuis les tentations révisionnistes jusqu’à notre actuelle pandémie. La scénographie se veut haptique, tandis que retentissent sirènes, bruits de bottes ou de survie, poursuite aveuglante orientée vers le public. L’immersion poly-sensorielle leste le dispositif spectaculaire de l’insoutenable lourdeur de l’Histoire.
L’Orchestre Musicaix est exposé constamment sur la scène. Ses treize membres incarnent des musiciens prisonniers, chargés de divertir les nazis. La direction d’Hans Riphagen est efficacement métronomique, en raison de l’écriture pointilliste de Viktor Ullmann, faite de bribes sonores, faussement désaccordées, cheminant entre les fils barbelés du silence. Le minimalisme de circonstance (le compositeur ayant écrit avec les moyens du bord) rencontre celui de son esthétique : grinçante, ironique mais profondément poétique. Les touches de couleurs jaillissent des instruments (du piano au banjo en passant par l’harmonium ou le saxophone alto).
La présence d’un haut-parleur, d’un héraut, juché sur sa tour de contrôle, donne à l’opéra une saveur de mélodrame, de cabaret sérieux, dans la veine du Pierrot lunaire de Schoenberg, d’autant que sa partie oscille constamment entre le parler et le chanter. Elle est accomplie par le baryton-basse Jean Vendassi qui porte très haut le son. Il met de la parole dans le chant et du chant dans la parole, du fait de sa puissance vocale. Son timbre est chargé d’électricité, de halos et de raclements sonorisés, comme le son étrange d’une pointe de diamant sur les sillons d’un vinyle collector.
Son maître est l’empereur Overall, campé en samouraï, par le baryton Jeong-Hyun Han, triste sire, tout d’or vêtu, d’un « monde qui a perdu sa joie de vivre et où l’on ne sait plus mourir ». La voix, après avoir creusé la tombe du vivant par des graves un peu tendus et des accents rageusement gutturaux, s’amplifie, se colore et s’humanise progressivement, jusqu’à produire un bel instant lyrique, avec l’accent délicieux de ses "r" roulés, à l’heure de sa mort.
Les rôles d’Arlequin et du Soldat sont tenus par le ténor Paul Gaugler, qui conjugue aisance vocale et élégance théâtrale. L’instrument s’allume après quelques secondes et confère à sa ligne de chant l’aspect d’un serpentin doré, lunaire, qui oppose son énergie pacifique, mais solidement ancrée, aux personnages belliqueux ou sombres du plateau.
La Mort que propose Pierre Villaloumagne, autant acteur que chanteur, est un dandy sirupeux, un sucre d’orge noir et rouge, qui mobilise de multiples registres vocaux. Sa voix est longue, étirée par des glissandi stylisés, son vibrato est finement guttural, tandis que sa projection sonne avec la régularité d’un marteau-piqueur miniature. Il se tient à la limite du Sprechgesang (parlé-chanté), comme s’il dissimulait le noyau de sa voix, puis il remet du ou le ton au détour d’un propos enjôleur.
La mezzo-soprano Muriel Tomao a l’énergie mécanique de son personnage (de "tambour" : annonçant publiquement la proclamation de l'empereur), qu’elle dote d’une voix ronde et rondement menée, parfaitement à l’aise dans le déroulé d’amples intervalles atonaux peu intuitifs. Elle puise dans la matière charnue, viscérale, de ses graves, cerclés d’un ample vibrato, ses imprécations militaires ou érotiques. Elle en fait surgir des aigus contondants comme des lames de poignards.
La jeune fille, vêtue d’un poncho, a le filet aérien, presque colorature, de la soprano Pauline Courtin. Elle produit, depuis la rondeur de ses lèvres chantantes, goûtant avec art le fruit de chaque voyelle, un moment de suspension, celui d’un drame rêvé dans lequel espoir, amour et lyrisme renaissent. Elle impose une partie vocale qui semble attirer la musique vers l’harmonie tonale, mi-nostalgique mi-parodique, jusqu’à l’accord parfait final.
L’œuvre, rêve de détenu à Terezin, exigeante pour les voix et les instruments, revient à la terrible réalité de la déportation, avec la reconstitution d’un convoi en sons et lumières. Le public, venu nombreux, applaudit longuement l’accomplissement d’un projet rare, quand l’évocation d’un passé terrifiant est rendue prégnante par les forces vivantes de la mémoire.