Macbeth dystopique en ouverture de saison à La Scala de Milan
L'inauguration de la nouvelle saison de La Scala de Milan est toujours un événement majeur dans la vie culturelle italienne, et au-delà. Depuis sa fondation en 1778 et jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale, l'ouverture de la saison était réservée à la période du Carnaval/Carême, puis au lendemain de Noël (le 26 décembre), avant d’être fixée à la date du 7 décembre (fête de Saint Ambroise, l'un des pères de l'Église et le Saint Patron de la ville de Milan). 2021 marque le 70e anniversaire de l'inauguration du 7 décembre, instituée en 1951 sous l'impulsion de Victor de Sabata (chef d'orchestre et Directeur musical de la maison milanaise), avec Les Vêpres siciliennes et Maria Callas sur le plateau. Désormais, il s’agit d’un événement hautement solennel avec la présence du président italien Sergio Mattarella (comme c'était le cas à Naples où nous étions également), et un spectacle télévisé retransmis en Italie, en France et en Allemagne (ainsi qu’à travers l’Europe et le Monde par les ondes radio ou streaming).
Après la dernière saison troublée par le Covid et les fermetures de salles qui forcèrent le remplacement de Lucia de Lamermoor par un concert joué à huis clos, le nouveau surintendant Dominique Meyer peut enfin ouvrir une nouvelle saison avec le grand spectacle tant attendu, et choisit le grand opéra Macbeth de Verdi (dans la version de Paris de 1865). Ainsi s'achève une trilogie verdienne de jeunesse, un projet porté par le Directeur musical Riccardo Chailly (qui vient de prolonger son mandat jusqu'en 2025) après Jeanne d'Arc en 2015 et Attila en 2018, avec notamment Anna Netrebko, une partenaire privilégiée de La Scala, qui fait sa cinquième inauguration à Milan (la quatrième dans l'ère de Chailly).
Davide Livermore signe quant à lui une quatrième nouvelle mise en scène d'ouverture de saison (un record pour La Scala). Il situe l'action dans une mégalopolis à l'américaine de l'époque actuelle, au cœur de la société capitaliste qui écrase l'humain dans sa quête du profit, l'insigne intemporelle du pouvoir. Les Macbeth sont devenus un couple de milliardaires, trônant dans un somptueux penthouse à la décoration asiatique (réalisée par le groupe Giò Forma), au sommet non d'un royaume, mais d'une puissance financière fondée sur le crime, la misère et l'exploitation des autres. À l'aide des vidéos projetées sur l'écran géant recouvrant le fond de la scène telle une toile peinte (travail de D-Wok), les images des gratte-ciels distordus, inspirées du film Inception de Christopher Nolan (comme l'affirme Livermore), renforcent l'aspect surnaturel du récit shakespearien, avec la masse architecturale qui comprend une masse humaine qui l'habite, indifférente aux destins individuels (propre aux régimes totalitaires, entre autres). Cette lecture met en lumière la perte de soi, dont la victime est en premier lieu Macbeth lui-même, commettant les meurtres en série malgré lui et subissant par conséquent le châtiment de sa conscience.
Les personnages ne sont toutefois pas les seuls à s'égarer dans ce spectacle : nombre de spectateurs aussi. De multiples couches scéniques se superposent : d'une part les images vidéographiques, l'ascenseur, l'automobile tournant, un grand pont pendant qui délimite la scène (et qui traduit un dysfonctionnement technique ce soir) avec les décors d'un appartement luxueux, et d'autre part la scène épurée avec les projections lumineuses, causant ainsi la perte des repères et du positionnement spatio-temporel de l'action. C'est une sorte d'immersion dans un pays de nulle part, une Écosse nihiliste et dystopique du 21e siècle. Le numéro choral Patria oppressa présente un peuple qui s'insurge contre l'usurpateur Macbeth, mais devant l'image d'une usine polluante, pointant ainsi du doigt les symboles capitalistes destructeurs de la nature. Ce narratif visuel reflète un nouveau combat populaire qui prend place aujourd'hui, celui du climat et de l'écologie.
Grand habitué du lieu et du rôle, le baryton Luca Salsi incarne Macbeth. Il déploie souverainement son volume massif qui se projette partout dans cette salle hautement résonnante. Il est pleinement sonore, rond et chaleureux, royalement autoritaire et sombre comme sont les actions du personnage malheureux qu'il incarne. L'articulation est nette et le phrasé à l'italienne, mais le mouvement scénique reste un peu maladroit et les gestes très théâtralisés.
Anna Netrebko campe une Lady Macbeth pernicieuse, épouse de milliardaire qui complote et instigue les crimes, impliquée et convaincante dans sa prestation théâtrale. Elle est même amenée à danser (la version parisienne prescrit le ballet), seule et en bonne coordination avec les danseurs professionnels, interprétant une chorégraphie macabre devant un écran écarlate/sanglant. Son jeu vocal est toutefois inégal. Les graves sont charnus et stables, le texte italien y est perceptible et coloré d'un timbre dramatique, alors que le volume s'avère suffisamment puissant et précis pour atteindre les derniers étages de La Scala. Mais à l'autre bout de la gamme, la ligne devient tranchante et tressaillante dans les aigus intenses, échappant au contrôle. Les voyelles y sont mâchées et les vocalises moyennement souples.
Le chanteur basse Ildar Abdrazakov (Banco) projette bien sa voix poitrinée aux côtés de l'orchestre, sa ligne étant puissante et vibrée, mais sans l'appui d'une assise étoffée, qui tend plutôt à mincir à mesure qu'il descend dans les graves. Sa tessiture s'épanouit amplement dans le registre médian, triomphant dans l'air "Come dal ciel precipita" dramatique et poignant, l'expression d'un soldat mourant émeut le public qui le récompense de grands applaudissements.
Francesco Meli est un Macduff belcantiste, incarnant avec élan le vaillant guerrier qui s'apprête à libérer son pays du tyran au trône. Il n'hésite pas à déployer sa grande voix de ténor dans tout son volume, parfois débordant. La prononciation est soignée avec les consonnes nettes et roulées, mariée avec une sonorité à la fois irradiante et nourrie.
Le ténor péruvien Iván Ayón Rivas, fraîchement désigné vainqueur d'Operalia 2021, débute à La Scala avec le rôle de Malcolm, fils de feu le Roi Duncan. Il chante sa partie avec l'assurance et l'énergie guerrière qui persuade l'auditoire dans ses nobles intentions de délivrer la patrie assiégée par le duo sanglant des Macbeth. Il arbore une voix juvénile et lumineuse dont l'émission est droite et ample, avec des cimes puissantes et pures. Chiara Isotton (Dame de Lady Macbeth) présente un timbre velouté, très précis et nourri dans les cimes, ne manquant pas de force dans la projection. La basse Andrea Pellegrini (Médecin) porte une sonorité grave et sombre, mais limitée dans les aigus où la ligne se fragilise, en justesse notamment. Guillermo Bussolini (Assassin) est un baryton aux couleurs obscures, mais son intonation s'avère ouverte et aérée, manquant de stabilité. Le Serviteur, Leonardo Galeazzi, est assez sonore, clair et éloquent vocalement dans sa brève apparition à l'acte I.
Le Chœur féminin jouant les sorcières manque d'étoffe, la sonorité est acerbe et sans rondeur, manquant d'équilibre. Les graves sont sans appui, ce qui est partiellement compensé par une agilité rythmique et un volume robuste. La contrepartie masculine est plus vigoureuse et rigoureuse dans sa présence vocale, faisant preuve d'une cohésion qui se manifeste habilement dans les sections piano, élégamment nuancées.
L'Orchestre du Théâtre de La Scala, placé sous la direction de Riccardo Chailly, manifeste une maîtrise absolue de ce répertoire verdien. La robustesse des cuivres retentit dans l'ouverture qui annonce l'orage, la ligne de basse soutient délicatement les voix des solistes par un pizzicato pointu et cadencé, alors que la section des bois est suave et mélodieuse. Les danses, airs, cantilènes et cabalettes sont amplement sonores et rythmiquement rigoureux.
Avec les mots de Macbeth mourant, "Vil corona" (qui résonne involontairement avec le quotidien), s'achève ce spectacle d'ouverture, auquel le public milanais réserve un accueil plutôt mitigé et tiède, sans toutefois ces huées qui savent embraser l'atmosphère de ces ouvertures de saisons.