Don Giovanni à Vienne : fêtes dionysiaques désenchantées
La terre inconnue, sans emplacement, sans frontières, est le théâtre et la métaphore de la nouvelle mise en scène de Don Giovanni par Barrie Kosky : la métaphore du monde intérieur où règnent des sentiments et, surtout, l'arbitraire. À l'inverse des interprétations courantes (y compris celle de Freud) qui tentent de relier la pulsion sexuelle de Don Giovanni et sa fin tragique, Barrie Kosky place le célèbre libertin sous le signe épanoui de Dionysos, dieu du vin, de l'excès et de l'extase. Don Giovanni vu par Kosky n'est ni le méchant romantique, ni un mauvais exemple d'absence de moralité : « Il n'est pas lui-même Dionysos, mais il est fils de Dionysos » affirme Kosky. Comme Dionysos, il est inexplicable et arbitraire, comme l'est d'ailleurs le terrain scénique.
La place du drame dans un entre-deux, entre le réel et le mythe, est soulignée par l'éclairage minimaliste et essentiel de Franck Evin, qui ne tente nullement d'embellir les décors austères et rocheux de Katrin Lea Tag (inspirés par le paysage dans la dernière scène du Teorema de Pasolini), mais révèle franchement sa crudité. Les costumes bourgeois semblent à première vue étranges sur ce terrain, presque inadéquats, mais ce décalage prend aussi son sens, dans ce même esprit.
Kyle Ketelsen débute dans la maison avec le rôle de Don Giovanni, sans se conformer davantage aux conventions : il n'est ni amant tragique, ni libertin pénitent et, plus surprenant encore, pas même séducteur acharné. Son Don Giovanni ne sait pas pourquoi il fait toutes ces conquêtes et accepte, de manière blasée, que les femmes le veuillent. Barrie Kosky avoue même en interview avoir demandé à l'interprète de ne pas essayer « d'être sexy ». Son timbre corsé, tout à fait adéquat pour le rôle, est doté d'une chaleur ronde et vive, servant l'incarnation et la présence scénique. Son endurance et son intensité vocales sont maintenues du début jusqu'à la fin, de même que sa maîtrise remarquée des résonances et des nuances. Les récitatifs sont par conséquent vifs et captivants grâce aux transitions aisées entre le parlé chantant et le chant, comme entre ses registres. Les montées culminent sur un aigu éclatant, le médium est dense et texturé, solidement soutenu par l'obscurité du registre bas.
Leporello, incarné par Philippe Sly, n'est pas seulement le serviteur de Don Giovanni, mais aussi son double négatif, son refoulé freudien. L'interprète combine l'amertume du serviteur frustré avec les gestes exagérés et humoristiques d'Arlequin, non sans une touche de slapstick (comique physique). La légèreté du rôle trouve un agréable contrepoint dans son timbre dense et puissant, d'une chaleur tempérée. Les nuances maîtrisées sont au service de l'expressivité du chant. L'aigu est doté d'une agréable résonance, solide et soyeux, suggérant d'ailleurs la dignité cachée du serviteur.
Kate Lindsey prend le rôle de Donna Elvira. Les lamentations de l'amante blessée, loin de la naïveté et de l'excès de sentimentalité, sont interprétées dans son humanité. Son timbre velouté est capable de maintes nuances, d'une douceur mélodieuse jusqu'à un éclat foudroyant au sommet de l'intensité de son registre haut. Les transitions aisées entre les registres sont évidentes dans les récitatifs et les airs, qui obtiennent un haut degré de précision et d'endurance.
Contrastant avec cette Donna Elvira mélancolique et réfléchie, Donna Anna par Hanna-Elisabeth Müller met en avant sa colère presque aveugle et naïve par ses explosions de sentiments. Le timbre, éclatant et perçant, soutient cette interprétation. La couleur de la voix, un peu froide, surprend par contraste mais ajoute une trace de cruauté aux élans et désespoir. L'entrée plutôt instable bouge dans le médium, et l'aigu tire parfois vers le cri, mais la grande maîtrise des nuances et dynamiques produit des points culminants dramatiques et imposants.
Stanislas de Barbeyrac, incarnant Don Ottavio, fait coexister son éclat vocal à l'engagement dramatique. L'endurance est maintenue du début à la fin dans le chant qui conserve la sensibilité des nuances et des sentiments, ainsi que l'énergie parfois posée comme un défi face à Don Giovanni. Le chant met en avant une maîtrise des couleurs, qu'il ne lâche jamais même dans les passages nécessitant des changements abrupts. Les transitions entre les registres sont aisées et flexibles, solidement ancrées dans la densité du médium, atteignant avec finesse le registre haut, clair et éclatant, tandis que le registre bas demeure sombre mais néanmoins chaleureux.
Patricia Nolz, membre de l'ensemble de l'Opernstudio, montre un grand potentiel et son timbre velouté dans le rôle de Zerlina. Malgré des résonances parfois irrégulières, elle se donne du mal pour mettre l'éclat de sa voix en valeur. Ces efforts se font surtout remarquer pendant les transitions, qu'elle soigne consciemment au profit de la précision des nuances. Les montées, surtout, restent équilibrées et sensibles.
Peter Kellner est un Masetto résonnant et timbré, penchant vers le côté sombre au service de son expressivité vocale et dramatique. Les transitions sont naturelles et aisées, le registre haut est rond, puissant et jamais tendu.
Ain Anger incarne le Commandeur avec charisme et forte présence scénique. L'obscurité qui caractérise son timbre se manifeste dans la résonance de la voix, mise en valeur face à Don Giovanni. Sa brève apparition suffit pour attirer l'attention par la précision et la gravité du chant, dans tous ses registres.
Le chœur mixte apporte un soutien dramatique important surtout pendant la scène de fête avec des gestes d'ivresse et une voix emportée mais maîtrisée : leur présence renforce ainsi, plus explicitement, la contextualisation du drame sous le signe de Dionysos.
Philippe Jordan dirige un orchestre en grand effectif, au haut niveau de concentration, d'engagement et de précision, réunissant nuances et couleurs de la masse sonore, avec une clarté d'intention. Le tutti est dense et mélodieux dans les passages lyriques, vif et net dans les passages syncopés. Les cordes assurent de manière flexible et naturelle les ambiances expressives, caressantes et veloutées dans les passages lyriques, pleines de force dans les moments de confrontation. Les graves fournissent une profondeur indispensable pendant la scène de l'arrivée du Commandeur. Le contraste entre les grands écarts d'ambitus des vents expressifs et précis, ainsi que la mise en relief des cuivres dans les passages tutti, n'en est que plus saisissant.
La réaction du public est cependant très retenue, d'autant que la salle n'a pas encore refait le plein depuis la récente fin de reconfinement autrichien.