La Flûte enchantée re-contée par Mozart et Schikaneder à Toulouse
Mozart et Schikaneder, le compositeur et son librettiste en personnes (incarnés par les comédiens May Hilaire et Ferdinand Régent-Chappey) se retrouvent ici, au Capitole, devant le rideau. Ils conversent et le fruit de leurs échanges qui se matérialise sous les yeux des spectateurs, vient composer comme en temps réel La Flûte enchantée. L'œuvre surgit ainsi de leur imaginaire et tombe du ciel sur ce plateau d'abord entièrement vide : tableau après tableau, les décors féeriques de carton pâte descendent des cintres comme s'ils coulaient de leurs plumes.
Les deux créateurs costumés et perruqués restent ainsi toute la soirée à l'avant scène, mimant et réagissant aux événements mais prenant même à leur compte les récitatifs : ils jouent tous les personnages dans les passages parlés, avec un micro chacun. Les récits sont de fait non seulement traduits mais adaptés et ils laissent donc les personnages quasiment muets lorsqu'ils ne chantent pas, leur imposant un jeu de mime assez artificiel : comme si tout le plateau était victime du même sort de silence que celui jeté à Papageno, mais pour tout l'opéra... seulement pour la parole, car toutes les voix s'expriment et s'épanouissent dans un chant allemand fort lyrique. Deux petits panneaux (rappelant ceux de surtitrages mais façon pellicules de films, et mobiles) viennent au-dessus des personnages comme des phylactères, pour les présenter et rappeler l'enjeu du tableau (quitte à écrire "La Flûte enchantée enchante"). Les danseurs, tout en noir et doublement masqués (la bouche, mais aussi les yeux par un loup) miment les actions d'embrassades et de cohue avec dynamisme pendant les ensembles, mais ils accompagnent aussi les airs par des mouvements répétitifs de manière littérale (pour les suraigus de la Reine et les pa-pa de Papageno et Papagena notamment). La mise en scène se déploie ainsi comme un livre animé, avec un saisissant contraste entre la lumière et l'obscurité (qui est l'enjeu au cœur de cette œuvre), avec des moments ludiques (comme cette station "Totalité" où Tamino vient faire le plein de sa voiture avec les trois carburants proposés : Nature, Sagesse, Raison). L'humour et la couleur servent ainsi le propos (jusque dans les détails, comme le fait que la chemise de nuit de Tamino soit du même bleu clair que les chaussons de Pamina, tandis que sa robe à elle est rose comme ses chaussettes à lui : annonçant d'emblée leur union maritale finale).
Tamino a ici pour flûte enchantée une immense flûte à bec en carton-pâte qui attire des animaux de la même nature. La puissance sonore du chanteur a également de quoi les pétrifier. Chaque phrase, chaque son de Bror Magnus Tødenes sert de rampe de lancement pour projeter très puissamment ses aigus soutenus et vibrés. Ces sommets impressionnent, mais les médiums sont tendus et les dolce ténus. Les grandes variations d'intensité et de volume traduisent cependant aussi les bouleversements sentimentaux du personnage, avec le jeu délicat et investi de cet interprète. Anaïs Constans déploie notamment la tendresse de ses couleurs et nuances en Pamina, du pianissimo du bord des lèvres avec grande douceur suspendant la fosse et l'auditoire à ses émotions.
La Reine de la Nuit a ici l'apparence d'une colombine, mais la voix de Serenad B. Uyar n'a rien de lunaire : la soprano impressionne le public en accomplissant les légendaires sommets du rôle, sans donner l'impression qu'il s'agisse de "suraigus", mais de notes appartenant à la phrase musicale, aussi nourries en couleur et volume. La chanteuse effectue ce prodige avec agilité et rapidité, mais doit s'appuyer sur le son de la fosse pour proposer quelques graves.
Papageno (Philippe Estèphe) entre en scène seul, comme il la quittera avec Papagena : en tenue de camouflage et en deltaplane. La voix est pourtant tout l'inverse, faite de grands éclats lyriques projetés mais qui manquent de fait de liant (même les tenues sont très intenses grâce au vibrato). Le chanteur sait pourtant présenter aussi un aigu doux et pincé, comme lorsqu'il danse avec pour toge la nappe encore garnie du festin.
Dans un très-juste-au-corps très vert fluo, Céline Laborie en Papagena sautille comme l'une des danseuses, mais déploie une voix très riche et expressive avec des aigus sonores et amples.
Luigi de Donato en Sarastro version Frankenstein maçonnique impose une présence physique à l'image de ses graves profonds, intenses, protocolaires, d'un bloc solide mais toujours égal. La voix est ancrée et concentrée, sans démesure dans les amplitudes sonores ou les résonances d'harmoniques, mais en continuant de chauffer et de creuser ses profondeurs.
Monostatos et les "esclaves" du livret sont ici des livreurs à vélo, immédiatement repérables à leurs sacs à dos cubiques de livraison (ici ayant l'emblème d'un œil maçonnique). Paco Garcia est reconnaissable comme leur chef car sa boîte est de loin la plus grande. Hélas son coffre vocal est loin d'être aussi démesuré et il est souvent peu audible malgré son implication scénique et rythmique. Dans un parallèle social pour le moins saisissant, plusieurs "véritables" livreurs attendent d'ailleurs encore, à l'heure de la fin du spectacle, appuyés sur les murs du Capitole mais côté extérieur.
L'Orateur est un prêtre symbolique et futuriste, avec une grande toge dont la capuche relevée ressemble à un scaphandre ouvert. La voix de Stephan Loges est ample et intense. Le timbre rond mais aux couleurs mesurées ne profite pas de ses quelques passages phrasés pour allonger le souffle et assouplir la ligne.
Les Trois Dames rehaussent l'esprit bande-dessinée de la mise en scène d'une manière pour le moins colorée avec des mariages détonants entre robe et coiffe démesurée (à la Monty Python) et en-dessous des casques de Télétubbies. Pourtant, les ramages sont à la hauteur des plumages. Andreea Soare déploie des extrémités vocales très vibrées, dans le grave sombre et l'aigu très clair. Irina Sherazadishvili déploie avec richesse le lyrisme de la Deuxième dame. La partie de Troisième dame est cependant trop grave pour Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (comme elle en convient d'elle-même dans notre interview à paraître prochainement, à l'occasion de sa nomination aux Victoires de la Musique Classique 2022) : elle remplace ici une artiste ayant pris ses distances du métier à cause de la crise sanitaire, et elle peut toutefois montrer sa projection articulée dans le médium.
Les deux prêtres ne sont pas ensemble sur le rythme et leurs voix sont fort dissemblables (en plus de leurs tessitures opposées) entre l'aigu clairet affiné de Pierre-Emmanuel Roubet et le grave au timbre presque vrombissant de Nicolas Brooymans. Les rôles des deux hommes d'armes leur conviennent mieux, avec l'intensité de leurs phrasés carrés et martiaux, déployant notamment des graves rutilants (mais des notes distendues).
Les Trois Garçons (ici chantés par les trois grandes filles Catharina Mangane Barzantny, Blandine Lagarde, Ariane Lagarde) sont d'adorables petits vizirs à moustaches, capes et attachés-cases, maniant la baguette magique, ainsi que leur voix justes. Malgré quelques hésitations vers la fin de la soirée, les chanteuses retrouvent justesse et placement.
Frank Beermann propose une direction musicale à l'image du plateau : puissante et très contrastée. Tout commence par un tempo très lent, filé et nourri en intensité, pour d'autant mieux contraster avec la rapidité suivante (coupant même les silences après les résonances). L'Orchestre national du Capitole déploie ses forces et grandes délicatesses en tutti, ainsi que les qualités de solistes à tous les pupitres, présentant une version musicale évidente comme les beautés de cette partition.
Le Chœur du Capitole préparé par Patrick Marie Aubert est bien en place, rehaussant sa présence scénique de fidèles défilant en toges argentées, et malgré l'instabilité vocale des pupitres aigus.
Mozart et Schikaneder sont visiblement ravis de cette Flûte enchantée, à l'image du public envers les artistes très chaleureusement applaudis... jusqu'à l'arrivée de l'équipe de mise en scène : les huées recouvrent alors les applaudissements, point d'orgue de discussions animées résonant dans les couloirs et foyers à l'entracte (avec des voix surgissant pour défendre la joie colorée de cette production). Reste à voir si et comment l'accueil du public évoluera à d'autres horaires qu'en matinée, à l'approche des fêtes à Toulouse et pour la reprise à Rouen en juin prochain. En tout cas, Mozart ne se "retourne pas dans sa tombe" puisqu'il se tourne ce soir vers ses collègues sur scène et vers son public.