“Be Classical” théâtral et triomphal avec Roberto Alagna Salle Gaveau
L'organisateur de la soirée, Jesse Mimeran, annonçant le concert et la vedette du soir, souhaite un beau moment au public venu nombreux et l'invite aussi, avec une forme de touchante candeur, à faire ses retours sur cette initiative à l'issue du concert pour ne cesser de l'améliorer. Des conseils ont en tout cas visiblement porté leurs fruits entre le premier Be Classical et ce deuxième rendez-vous même s'il conserve encore une petite part de flou artistique (aucune attente cependant à l'entrée de la salle ou pour le début du concert, ce qui est remarquable étant donné que la jauge est quasi-pleine et qu'une bonne partie des spectateurs doit se placer soi-même en inspectant les numéros gravés sur les sièges, avant qu'une ouvreuse arrive in extremis pour distribuer à la cantonade des feuillets avec le programme, dans une ambiance là encore sympathique).
Le concept artistique de cette série "Be Classical", consistant à faire évoluer des lumières sur scène selon la musique, laisse cependant toujours perplexe (comme en témoignent les commentaires des spectateurs). Loin de quiconque l'idée de comparer l'emploi de ces tubes de néon alignés à ce que peut en faire Bob Wilson au même moment avec Turandot à Bastille (d'ailleurs, la disposition des tubes ici à Gaveau dessine des lignes qui évoqueraient bien davantage le diadème de Claude Lévêque qui couronnait la Bastille pour l'anniversaire de l'Opéra de Paris en 2019, alors que l'hommage au pneu anniversaire de Garnier était cette semaine à chercher à Reims). Les idées ne sont pas comparables car les néons de "Be Classical", présentés comme une "scénographie Studio Épatant et Collectif Scale" se donnent la difficile (voire impossible) mission de suivre et d'évoquer les couleurs et intensités de la musique par des variations chromatiques et changements de mouvements : si les lumières varient peu elles font alors douter de leur utilité, si les lumières changent beaucoup elles risquent de perturber l'attention de l'écoute. Paradoxalement, et même si elles savent suivre les changements d'intensité et de rythmes de la musique, c'est lorsqu'elles s'arrêtent que ces lumières paraissent les plus efficaces, surtout quand les lumières de la salle s'éteignent aussi, faisant des néons rouge ou bleu une mer de sang ou d'eau et plongeant d'autant mieux dans la nuit lorsque toutes s'éteignent.
La seconde chance et le second souffle de cette initiative ainsi que toutes ses couleurs sont en tout cas pleinement illustrés par Roberto Alagna, tout au long de ce concert. Le ténor prend ce soir notamment sa revanche sur l'Otello de Bastille où il avait perdu sa voix, ce qu'il manifeste par ses poings serrés puis ses mains levées couronnant son aigu glorieux dans "Ora E per Sempre" (comme il couronne tous ses aigus exaltants et exulant d'un grand geste de la main). Non seulement prend-il aussi sa revanche sur le finale d'Otello en bis mais également sur un morceau de ce récital-même : il chante à nouveau en bis le Prologue de Pagliacci, expliquant ne pas être pleinement satisfait de la manière dont il l'avait chanté au début de ce concert. Difficile pourtant, même pour qui connaît bien ce morceau, de pointer une erreur évidente qu'il aurait commise, dans ce morceau inaugural comme dans tout ce concert hormis l'aigu du ténor qui apparaît d'abord un peu serré. Mais l'articulation modèle et très ample s'allie au métier de l'artiste pour faire de chaque intention un choix expressif : soit en passant les aigus dans la douceur, soit en raccourcissant un peu les sommets sous le coup de l'émotion, soit en anticipant les attaques et toujours avec les décrochages vocaux qui sont sa signature (ces élans avec césure entre deux notes, non seulement vers les aigus mais bientôt tout au long de ses phrasés). Le ténor déploie ainsi toute sa théâtralité le temps que la voix finisse de complètement chauffer, en même temps qu'elle continue de mettre le public dans un état d'incandescence. Ce déploiement théâtral est d'autant plus intense que les airs du riche programme sont extraits d'opéras inspirés de fameuses pièces et personnages de théâtre : Iphigénie en Tauride de Gluck, Cyrano De Bergerac d'Alfano, Polyeucte de Gounod, Fedora de Giordano, Giulietta e Romeo de Zandonai, Pagliacci de Leoncavallo. Roberto Alagna défend ainsi comme il l'a fait durant toute sa carrière des personnages et des œuvres célèbres mais aussi des raretés du répertoire auxquelles il a donné une seconde (ou au moins une nouvelle) chance et qu'il chante, comme le reste, par cœur et souvent même les yeux fermés. Il le fait avec un investissement constant et une générosité infaillible manifestée par la richesse de ses nuances, avec toujours cette couleur solaire dans le timbre. Il le fait avec l'Ensemble Appassionato, très appliqué, impliqué (et applaudi par le public). Les qualités de solistes et de musiciens d'ensemble se mettent au service de la partition et de la voix sous la direction expressive et claire de Mathieu Herzog.
Le ténor très chaleureusement applaudi à la fin de chaque air, et même de chaque grand aigu (au point que les acclamations viennent couvrir l'orchestre) est ovationné à la fin du concert et rappelé debout jusqu'à offrir cinq bis : "Ô Souverain, Ô Juge, Ô Père" du Cid de Massenet rappelant son engagement pour le répertoire français et continuant encore et toujours d'affirmer la voix qui monte même vers les sommets et accents d'"E lucevan le stelle" de Tosca (opéra de Puccini basé comme Fédora sur une pièce écrite par Victorien Sardou pour Sarah Bernhardt), avant donc le finale d'Otello (Verdi) et de nouveau le Prologue de Pagliacci, en effet méconnaissable d'intensité, d'énergie, d'un plein aigu éclatant, et long.
La musique et la générosité du ténor étant pour lui aussi une affaire de famille, sa grande fille Ornella vient lui offrir des fleurs comme elle le faisait en cette même salle il y a 20 ans. "Les fleurs étaient plus grandes qu'elle", rappelle le ténor qui invite aussi sa mère pour une embrassade, puis il entonne a cappella dans un silence religieux et en cinquième bis une "petite chanson corse" avec laquelle il endort sa plus petite fille, avec laquelle il berce et dit bonne nuit à un public unanimement conquis.
Be Classical or not to be : telle n'est pas la question.