La Clémence de Titus incandescente à Nantes
Pierre-Emmanuel Rousseau (qui signe à la fois la mise en scène, les décors et les costumes) opte pour une approche intemporelle mais toutefois connotée. L’action se déroule dans un salon du Palais impérial d’inspiration néo-classique en marbre noir, aux allures de Mausolée. Des hommes en uniformes d’apparat, des femmes sophistiquées, tous en noir et blanc (exceptée Vitellia qui porte au début de l’opéra un déshabillé rose) y déambulent. Titus empereur bâtisseur, présente une maquette d’un nouveau quartier d’affaires et de bâtiments publics lors de sa première intervention. C’est cette maquette qui se consumera pour suggérer l’incendie du Capitole, alors que se déroule un repas à l’atmosphère délétère qui rappelle les heures sombres d’un régime fasciste. Une pluie de cendres ensevelit le plateau pour clore le premier acte. Le second s’ouvre sur une veillée funèbre des victimes de l’attentat dont les cadavres sont enveloppés dans un noir suaire, dans le palais carbonisé. Vitellia, désormais impératrice, se retrouve alors face à ses actes, forcée d’assister à ces funérailles ainsi qu’à la peine capitale de Sesto.
Dans ce huis-clos mené par une direction d’acteurs précise et compréhensive, chaque personnage est confronté à un destin plus grand que le sien, à ses passions qui vont se transformer au fil de l’œuvre : La Clémence de Titus devient un opéra d’états d’âme avec des personnages éruptifs à l’image du Vésuve dont la tragédie est contemporaine au règne de Titus (et évoquée dans le livret).
Pierre-Emmanuel Rousseau fait de Vitellia le pivot du drame aussi grâce au tempérament de la soprano italienne Roberta Mameli. Son personnage, sur qui tous les regards des hommes convergent (inspiré de Sophie von Essenbeck dans Les Damnés de Visconti) joue et perd, désaxée par la fureur. Amoureuse, calculatrice, puissante, intrigante, meurtrière puis aliénée, son avilissement moral et sa culpabilité vont de pair avec une dégradation de son apparence, aidée par le changement d’habits et la symbolique des couleurs : du déshabillé rose (la séductrice), à la robe haute couture asymétrique (l’hypocrite) au noir du deuil et enfin au blanc de la repentance (et de la mariée sombrant souvent dans la folie à l'opéra). Sa voix lyrique appuyée, au timbre charnu et rayonnant, englobe des sons poitrinés et sonores tout comme des médiums ronds, à l’agilité expressive, surmontant ainsi les difficultés de la tessiture imposée par l’écriture mozartienne. Elle réussit à illustrer l’évolution psychologique du personnage de façon crédible et sincère. Seuls quelques aigus poussés et durcis viennent parfois rompre la ligne vocale fluide et peuvent la mettre en danger.
Face à ce tempérament de feu, le ténor Jeremy Ovenden impose lui aussi sa conviction, en Titus. Figure stéréotype du dirigeant usé par le pouvoir, il est un despote belliqueux (avant de devenir un monarque éclairé). Sa confrontation violente avec Sesto montre une colère implacable et rend d'autant plus fort et indispensable son pardon final. Le chanteur déploie son émission haut placée, son timbre lumineux au vibrato rapide, l’ancrage des aigus et la maîtrise des vocalises tout au long de ses interventions.
Julie Robard-Gendre prend le rôle de Sesto, oscillant dans son jeu entre fragilité et émotivité pour incarner sa torture entre amour et loyauté. La voix de la mezzo-soprano, ronde et sonore, présente une homogénéité dans les différents registres. Les couleurs sont variées, avec un travail sur les nuances et le mezza-voce, ainsi que des vocalises précises. Son timbre se mêle harmonieusement avec celui de la clarinette dans l’air "Parto, parto", et elle est fort applaudie.
La Servilia d'Olivia Doray se déplaçant sur scène dans sa robe noire en dentelles avec des mouvements légers et raffinés est touchante dans son refus timide d’épouser Titus. Sa voix claire de soprano aux couleurs acidulées présente la fluidité d'un legato soigné, un soutien sur l’ensemble de la tessiture et des mezza-voce maîtrisés. Sa contrepartie masculine, le gentil et honnête Annio, est incarné avec aisance par la mezzo-soprano Abigaïl Levis, séduisant par la clarté et la richesse de son timbre, son émission légère et la souplesse apportée à la ligne mélodique. Dans les duos, leurs deux voix s’accordent en provoquant un troublant effet de miroir qui rend cruelle leur séparation et impose l’évidence du couple.
Enfin, le rôle de Publio est confié à Christophoros Stamboglis qui incarne le garant de l’autorité répressive du pouvoir par sa présence scénique, sa voix puissante et projetée.
L’ensemble du plateau vocal profite aussi de la direction passionnée et attentive de Nicolas Krüger. Il choisit des tempi enlevés avec une dynamique vivante et aérée mobilisant l'énergie de l’Orchestre National des Pays de la Loire et du Chœur d’Angers Nantes Opéra (préparé par Xavier Ribes). Le chef, secondé par le clavier de Frédéric Jouannais pour de saisissants récitatifs assurant le lien dramatique, joue sur les contrastes et les couleurs sombres propres à l’esprit pré-romantique de cette fin de XVIIIème siècle. Un éclairage est donné par les interventions chatoyantes et lumineuses du pupitre des bois, faisant la part belle à la clarinette et au cor de basset (instruments relativement récents pour Mozart qui s'en délectait), contrebalançant ici quelques justesses approximatives du côté des cordes, notamment dans l’ouverture.
L’adage « Le roi est mort, Vive le roi » prend dans cette mise en scène toute sa signification. Le souverain a deux natures, une humaine et mortelle avec ses doutes et ses souffrances, l’autre souveraine et immortelle. Par sa clémence, Titus choisit d’être moins monarque qu’homme, et donc mortel. Pierre-Emmanuel Rousseau fait alors ici une entorse à la "lieto fine" (fin heureuse) et clôt l’opéra sur l’assassinat de Titus d’un coup de pistolet tiré dans le dos par Publio, faisant ainsi basculer cette fin dans une vision plus sombre.
Le public nantais, quant à lui, reste dans la tradition de la lieto fine en ce qui concerne son accueil : applaudissant longuement et avec enthousiasme l’ensemble de la production, visiblement ravi de reprendre les représentations après de longs mois d’interruption.