Succès prolongé pour Jonas Kaufmann en Otello à Naples
L'ouverture de saison au Teatro San Carlo de Naples est toujours un événement phare dans le paysage lyrique au pays natal de l'opéra. La présence du président italien (Sergio Mattarella) et d'autres sommités locales et nationales de la vie politico-culturelle transalpine souligne l'importance de cette maison lyrique, la plus ancienne d'Italie (et même la plus ancienne au monde toujours en activité). Cette saison est également la toute première entièrement composée par la nouvelle direction venue de Paris, avec Stéphane Lissner à sa tête, Ilias Tzempetonidis pour le casting, et le chef de choeur José Luis Basso. La promesse de renouer avec des distributions stellaires (comme c'était le cas à Paris) est tenue, avec notamment Jonas Kaufmann en tête d'affiche de cette nouvelle production d'Otello de Verdi. Le succès du ténor allemand est tel qu'il joue à guichet fermé, et il prolonge même son séjour à Naples pour deux dates supplémentaires en remplacement de Yusif Eyvazov qui devait faire ses débuts in loco (avec trois dates, la première des trois étant confiée à un habitué du "Maure de Venise", l'américain Gregory Kunde, qui avait fait forte impression pour son retour à Bastille en Otello dans une date unique pour un remplacement également).
La mise en scène est ici confiée à Mario Martone, un artiste napolitain qui se produit également au théâtre et au cinéma (en tant que réalisateur et scénariste). Il transpose le spectacle dans le temps présent, situant l'action dans un camp militaire au Moyen-Orient, où les vestiges de la civilisation antique (les débris d'un temple grec ou similaire) évoquent Palmyre en Syrie, ou une autre localité dans la région. Le contexte guerrier du livret original reste donc préservé, mais ce paysage ensablé n'est qu'un décor pour le sujet au cœur de la lecture de Martone : le féminicide, et plus généralement la condition de la femme au sein de nos sociétés modernes. Desdemona intègre ici un monde martial exclusivement "masculin" (même les femmes/choristes sont en uniformes militaires et coupes réglées), y subissant harcèlement, dénigrement, humiliation publique et enfin la mort infligée par son conjoint Otello. Une autre femme sur scène, Emilia (seul autre personnage féminin de cet opéra) est symboliquement empêchée de parler à la fin du deuxième acte par son mari maléfique : il lui couvre la bouche violemment et lui chante à l'oreille "Tu n'es qu'une esclave de Iago". Le spectacle questionne ainsi les violences des sociétés et des amours "passionnelles" (pour l'autre, pour soi-même, pour la patrie) mais ces intentions du metteur en scène ne se laissent pas deviner facilement. Les tentes, baraques, ambulance militaire et l'uniformisation des chanteurs constituent un plan visuel uniforme qui ne souligne pas la complexité de l'intrigue construite Arrigo Boito d'après Shakespeare. Martone a beau signaler dans sa note d'intention un juste parallèle de destins entre Otello et Wozzeck, sa lecture simplifie la psychologie des personnages, notamment les tourments du protagoniste et la malice de l'antagoniste (Otello et Iago). Les séquences jouées devant une sorte de rideau de fer (porte d'un hangar) se prêtent bien aux monologues et dévoilement des états intérieurs, mais son potentiel reste peu exploité.
Jonas Kaufmann est un Otello jaloux et rageux, présent et impliqué dans son jeu d'acteur. Il arpente la scène de long en large, en courant et sautant, insufflant ainsi une gamme variée d'émotions qui va de la tendresse lyrique, de l'orgueil et de la gloire guerrière, jusqu'au brasier de la passion qui le consume, arrosée de pleurs de rédemption. Il entre sur scène par un "Esultate" puissant et stable, quoiqu'avec une émission plus courte et moins résonnante qu'à l'accoutumée. La prosodie est minutieusement préparée et l'articulation ne perd aucunement sa netteté même lorsqu'il jaillit vers les cimes avec robustesse. Les duos lyriques avec Desdemona sont comblés de douceur et de finesse dans le phrasé. Son ténor barytonnant s'y épanouit en couleurs charnues et chaleureuses. Le tissu harmonique de cette partie d'Otello s'approche du dramatisme d'un Tristan que Kaufmann a pris récemment, caractère qu'il maîtrise avec une grande assurance, malgré quelques aigus poussés à la limite de sa tessiture.
Maria Agresta en Desdemona incarne une femme militaire puissante (comme l'est sa voix), mais juste et aimable, menant le public à compatir avec sa souffrance. La prestation scénique est engagée, alignée avec la vision du metteur en scène, d'autant que ses aigus sont tranchants telle une lame de baïonnette (mais manquent de fait de rondeur). Ses voyelles sont voilées dans la prononciation et par le vibrato, notamment dans les parties chargées d'intensité qui perdent la netteté de la ligne. Néanmoins, son grand finale (l'enchaînement de la Chanson du saule et de l'Ave Maria), funèbres et élégamment mesurés, présagent la mort qui frappe à sa porte.
Déplacer à ce point le focus sur le tragique destin de l'héroïne principale diminue d'autant la place dominante de celui qui peut être considéré comme le plus grand anti-héros du répertoire lyrique : Iago, qui est à l'origine de tous les maux dans cette histoire. Le cynisme de ce malfaisant personnage n'est pas incarné pleinement, par un manque de noirceur dans le jeu et la voix d'Igor Golovatenko. Son baryton clair-obscur domine pourtant le plateau assurément dans ses interventions par un instrument rond et bien appuyé techniquement, qui ne manque pas d'agilité (et même celle d'un chanteur rossinien). Rythmiquement en place, il entonne sa chanson à boire avec précision et aisance. Il est sonore et éloquent dans son émission vocale et dans la prononciation de l'italien, composant vocalement un personnage plus complexe.
Le ténor romain Alessandro Liberatore est un Cassio manipulé, implorant l'aide de la bien-aimée du vaillant Général mauresque pour réparer son déshonneur militaire, d'une voix claire et vibrée, soutenue par une articulation nette et un phrasé soigné. Le volume tend cependant à mincir dans les aigus où l'appareil se serre, à la différence de son assise médiane, beaucoup plus naturelle et aisée. Dans les rôles secondaires, Manuela Custer incarne Emilia par un mezzo svelte et métallique, explorant les deux extrémités de sa ligne, surtout les aigus, perçants mais acerbes. Roderigo (Matteo Mezzaro) épris de Desdemona est sonore mais fragile dans les aigus, tandis que Biagio Pizzuti (Montano) déploie pleinement son baryton sombre et nourri, tout comme Emanuele Cordaro, basse autoritaire au service de la haute autorité vénitienne (en tant qu'ambassadeur de Venise) à côté du Hérault étoffé par le baryton Francesco Esposito.
Le Chœur du Teatro San Carlo impressionne par ses voix robustes et appuyées, préparé avec un grand soin par José Luis Basso. Militaires ou dans les fers, cette foule scande et commente le drame malgré les masques de protection et ils tonnent l'hymne Viva il Leon di San Marco! avec beaucoup de précision. Les choristes résonnent même depuis l'arrière-scène, en étant toujours éloquents dans la prosodie. Le chœur d'enfants est tout aussi précis et précieux dans son dégagement sonore, délicat et angélique, en complémentarité avec les adultes pour se prêter à un jeu mélodico-rythmique accompli entre les sections.
L'Orchestre dans la fosse joue sous la baguette de Michele Mariotti, grand connaisseur du répertoire verdien. Son approche privilégie la clarté des lignes, perceptibles malgré la construction d'un dense tissu sonore. L'accompagnement des airs lyriques est fin et tendre, avec un piano hautement expressif et doux. Les cuivres et les bois se distinguent dès les premières notes annonçant l'orage qui va bientôt inonder les vies des personnages malheureux. Mariotti tient fermement les rênes et les liens entre la fosse et le plateau, ne permettant aucun déraillement rythmique (ou autre) entre toutes les composantes musicales de ce spectacle imposant (chœur, orchestre et solistes).
Le public applaudit fortement les artistes à l'issue du spectacle, sans unanimité toutefois, en particulier concernant Jonas Kaufmann auquel sont adressées quelques huées bruyantes depuis l'auditoire napolitain.