Didon et Énée, abyme et psyché à l’Opéra de Lille
Le spectacle manie et remanie l'œuvre comme une vision augmentée, déployant une histoire parallèle qui ouvre la voie à de nombreux chassés croisés avec le récit original. Les personnages d’origine de ce mythe, Didon, Enée et Belinda, ont ici des doubles, des avatars incarnés par des membres de la Compagnie Peeping Tom : “Didi” femme de pouvoir revêche, Maria sa dame de compagnie et Romeu, travailleur émigré ayant rejoint le rang des domestiques. Veuve et profondément seule, Didi souffre d’un syndrome de bovarysme (comme Adina envers Isolde par exemple) : elle s’identifie à l’héroïne Didon et réclame que lui soit jouée chaque jour l'œuvre de Purcell (rappelant effectivement les habitudes aristocratiques d’avoir ses musiciens à sa cour). Les personnages évoluent dans une suite royale, de prime abord réaliste puis qui se métamorphose de manière surréaliste au fil de l’intrigue pour refléter le panorama intérieur de la Reine. Ce palais intime est surplombé par la chambre des parlementaires, symbole de ses obligations politiques et de sa puissance. L’enfermement de la chambre devient le reflet de la psyché de la Reine où finalement Didon et Enée ne sont qu’un prétexte à ses divagations dans un climat plutôt malsain mais non sans évoquer les tragédies antiques (dès que Didi développe des sentiments pour Romeu, elle le pousse dans les bras de sa servante, convaincue que son statut et son dévouement au peuple qu’elle gouverne sont un frein à toute forme de romance).
Franck Chartier appose à l’ensemble une signature chorégraphique où la grâce du tango se mêle à une gestuelle spasmodique pour donner corps à un ballet de valets de maison malmenés. Certaines scènes teintées d'un humour absurde à l’anglaise font toutefois sourire le public (la scène du service à thé sans fin, où l’ordre de servir un thé noir aux convives est pris littéralement au pied de la lettre : avec un T noir servi sur un plateau d’argent). Le chorégraphe et metteur en scène reprend également à son compte des astuces cinématographiques pour faire évoluer la composition en une collection de tableaux plus puissants les uns que les autres : notamment cette prouesse technique de coordination d’une action au ralenti pour représenter l’ouverture des Enfers d’où Romeu s’extrait, nu, avec la dépouille de son fils sur le dos, qui évoque le tableau de Goya, Saturne dévorant un de ses fils. Réalité et fiction se confondent dans l’esprit de l’héroïne, et bientôt le spectateur est assujetti aux visions hallucinatoires de la reine.
Les musiques abstraites ajoutées par le compositeur Atsushi Sakai accentuent le relief de ce paysage intérieur chaotique et drapent progressivement le spectateur d’une angoisse diffuse. Le ressenti procuré par la combinaison musicale et dramaturgique est viscéral, tant et si bien que la musique de Purcell apparaît presque alors comme une parenthèse salutaire pour s’extraire de l’atmosphère oppressante qui s’instaure.
Les musiciens du Concert d’Astrée expriment toute leur versatilité, passant du registre sautillant et léger à l’abstraction musicale, comme passant de la partition de Purcell dirigée par Emmanuelle Haïm à la musique de Sakai dirigée par lui-même.
La prégnance du théâtre n’entrave pas non plus le plateau vocal qui s’exprime sans excès dramatique (laissant donc aussi toute leur place aux avatars). Le baryton Jacques Imbrailo s’impose par une projection aisée et une déclamation scrupuleuse, soutenues par la colonne d’air et de bons appuis phrasés pour un placement haut et aisé. Le charisme de sa stature se maintient, en adéquation avec la mise en scène exigeant un flegme à toute épreuve mais sachant aussi rompre de brefs instants avec son rôle princier pour prendre part aux excentricités de la mise en scène.
La mezzo-soprano Marie-Claude Chappuis oscille aisément entre le rôle de Didon et de La Magicienne, déployant ses couleurs vocales mais aussi des sonorités métalliques qui contribuent à rendre le moment de la malédiction d’autant plus glaçant. Toutefois, la partie haute de son registre plafonne et laisse entendre des hauteurs parfois fragiles compensées par la force de l’appui, qui ne permet pas de traduire la longue déploration de son fameux air final “When I am Laid in earth”.
La soprano Emöke Baráth incarne Belinda et une sorcière, aussi bien par le jeu que par la voix. Le chant est duveteux et satiné, alliant une technique affinée avec un timbre dense et velouté. Cette ligne vocale aux empreintes reconnaissables s’illustrant davantage par ses voluptés dans le bas médium, s’allie à celle, plus légère et lumineuse, de Marie Lys. Seconde dame et sorcière, elle prend un plaisir manifeste à jouer la harpie (fort aidée à ce moment par la mise en scène) avec des aigus étincelants. Ces deux voix, par leur complémentarité et leurs habitudes baroques (juste dose d’ornement et ligne souvent droite) s’unissent en un rayonnant duo chantant la gloire de cupidon.
La salle, visiblement marquée par ce voyage dans la psyché d’un personnage ayant lui aussi pour échappatoire la beauté de la musique de Purcell, applaudit longuement les artistes, notamment les comédiens de Peeping Tom et la “Didi” incarnée part Eurudike De Beul.