Jérôme Boutillier : « Rêver porte infiniment loin »
Jérôme Boutillier, tout est allé très vite depuis Chimène ou Le Cid en 2017 : comment avez-vous vécu ces quatre années ?
D’abord, j’ai eu la chance de bénéficier d’un formidable tremplin en étant lauréat des Révélations de l’ADAMI, qui permet de recevoir tout un accompagnement. Dans Chimène ou Le Cid, j’avais un rôle assez court, mais avec malgré tout un air de vaillance et beaucoup de théâtre. J’y ai aussi rencontré Benoît Dratwicki via le Centre de musique baroque de Versailles qui y était associé, et par son intermédiaire son frère Alexandre qui m’a ouvert les portes du Palazzetto Bru Zane, avec lequel j’ai fait plusieurs rôles de comprimari [rôles secondaires, ndlr] dans des enregistrements, notamment dans Le Tribut de Zamora. À l’époque, je travaillais encore comme chef de chant et comme assistant de Francis Bardot. J’ai pu compter sur la passion lyrique du sud-ouest : de nombreuses Carmen se sont montées et j’ai donc chanté Escamillo dans différentes villes. Je suis parti sur les routes, dormant dans ma voiture. C’est à ce moment-là que j’ai lâché les postes que j’avais pour me concentrer sur ma carrière de chanteur. Donner des cours à des enfants en journée et chanter sur scène le soir aurait été la meilleure manière de me casser la voix. Le recrutement par Bettina Brentano de Nicolas Grienenberger dans l’agence artistique Adagio Artists a aussi été un élément déclencheur de la confiance des maisons d’opéra de province.
Y a-t-il eu d’autres rencontres marquantes ?
Une autre étape importante a en effet été ma rencontre avec Jean-François Lapointe, par l’intermédiaire de Marina Viotti. Il m’a fait travailler, m’a aidé et nous nous sommes petit à petit liés d’amitié. Je me suis même autoproclamé doublure de Jean-François dans le rôle d’Hérode dans Hérodiade à Marseille, un rôle que je trouve magnifique. Cela rassurait Jean-François, qui travaillait beaucoup. J’ai donc assisté à toutes les répétitions et ai vu les quatre représentations : le rôle est donc désormais bien gravé dans ma mémoire. J’ai aimé cette période et cette partie de mon travail, même si j’avais parfois du mal à joindre les deux bouts. J’ai beaucoup progressé : observer un artiste qui a 25 ans de métier est très édifiant et instructif. Je n’ai pas fait le CNSM mais étudié dans un Pôle Supérieur (PSPBB) et j’ai pu apprendre pendant cette période directement dans un théâtre, pour compléter mon apprentissage avec des aspects pratiques du métier qui ne s’apprennent qu’en situation. Je remercie d’ailleurs Maurice Xiberras de m’avoir laissé faire ça, ainsi que pour sa confiance par la suite.
Votre carrière a ensuite rapidement décollé : quelles ont été les principales étapes ?
La période suivante a en effet été assez intense, juste avant le Covid. J’ai enchaîné Sigurd à Nancy, La Reine de Saba à Marseille, Dialogues des Carmélites au Capitole, puis Zurga dans Les Pêcheurs de perles à Toulon et La Dame blanche à l’Opéra Comique. Cela m’a permis de réaliser que j’adorais ça, même si ce fut épuisant. Le Covid est finalement arrivé au bon moment si l'on peut dire. J’étais personnellement dans une période très instable suite à la mort de mon père. Cette période m’a aussi permis de faire le point, de voir où étaient mes marges de progression à venir.
Qu’avez-vous appris de plus précieux au cours de ces quatre années ?
Que le plus précieux est de savoir sur qui on peut compter. Trouver les personnes qui voient réellement votre intérêt à long terme. Degas disait qu’il faut avoir une haute idée, non pas de ce qu’on fait, mais de ce qu’on pourra faire un jour, sans quoi ce n'est pas la peine de travailler. La difficulté de ce métier est de durer : il faut donc s’entourer de personnes qui ont une hauteur de vue et ont l’expérience pour vous donner la prescience de ce que vous ignorez encore. On apprend avec le temps à avoir l’humilité de modeler son premier ressenti, celui d’un jeune qui a envie de bien faire et d’y arriver, pour prendre des décisions moins satisfaisantes à court terme, mais qui permettront plus tard de porter plus de fruits. C’est un apprentissage de la lenteur. Il y a beaucoup d’inertie dans ce métier puisqu’il faut choisir des projets trois ans à l’avance, comme autant de paris. Cette inertie, comme une vague, peut vous broyer ou vous porter.
Quels types de rôles souhaiteriez-vous désormais interpréter ?
« Avoir la chance d’aborder des rôles longs et complexes »
J’aimerais avoir la chance d’aborder des rôles longs et complexes. C’est une grande chance de pouvoir être sur scène suffisamment longtemps et suffisamment de fois pour pouvoir y exposer des émotions différentes. Le rôle de baryton idéal est celui où il y a beaucoup de contrastes à révéler. Hérode est un bon exemple : il y a deux pôles chez lui, avec son fanatisme politique et son fanatisme amoureux. Naviguer entre les deux est une exploration humaine formidable. De même, lorsque vous interprétez un rôle-titre, en particulier un rôle-titre Shakespearien, vous êtes au centre de l’intrigue et vous nourrissez les autres interprètes : ce que vous faites influe sur l’ensemble.
Comment vous imaginez-vous exercer votre métier dans 20 ans ?
Ce que l’on peut souhaiter de mieux à un chanteur, c’est d’être resté lui-même tout en ayant fait le plus possible le tour de lui-même, c'est-à-dire d’avoir évolué sur le chemin qui devait être le sien. Dans 20 ans, je ne pourrai ainsi pas être beaucoup plus qu’un baryton français. J’aimerais en outre pouvoir explorer des répertoires divers tout en restant pertinent dans mon répertoire congénital : je serai satisfait si je peux toujours chanter le rôle de Zurga tout en ayant le luxe d’aborder du Verdi dans des conditions correspondant à ma voix, éventuellement du Wagner (Wolfram ou Telramund) qui est une musique que j’adore d’autant que je suis germaniste (je chante d’ailleurs du Lied en concert en m’accompagnant moi-même au piano), et de grands rôles français (Massenet par exemple). Dans les années 50, les chanteurs chantaient de tout et chantaient tout bien, mais leur panel de rôle était sans nul doute plus restreint : aujourd’hui, ce serait déjà une très grande chose d’arriver à se diversifier sans bouger du cœur de son répertoire. Être pertinent dans une sphère linguistique nécessite d’en maîtriser les assonances et la manière dont on pense dans cette langue : c’est déjà une très grande ambition que de vouloir naviguer aisément dans deux ou trois d’entre elles. Voyager entre différentes sphères linguistiques et culturelles est l’une des recettes possibles pour rester en mouvement. Mais n’oublions pas que la moitié de ce chemin dépend de ceux qui voudront bien me donner encore du travail dans 20 ans.
L’Opéra Comique a été important dans votre carrière, notamment en vous faisant confiance pour remplacer André Heyboer dans La Nonne sanglante au pied levé : au-delà de cette expérience, comment votre relation avec cette maison s’est-elle construite ?
C’est un pur bonheur de travailler à l’Opéra Comique. J’y ai participé en 2014 à une académie de jeunes chanteurs. J’étais étudiant et j’avais été sélectionné pour un workshop. Nous étions 12 artistes et nous avions travaillé sur La Chauve-Souris en français et Les Mousquetaires au couvent. J’avais passé quatre jours au Comique : c’est là que j’ai véritablement su que je voulais faire ce métier. Pour des raisons artistiques tout à fait justifiées, cela n’avait pas donné lieu à des propositions immédiatement, mais à des encouragements. Aujourd’hui que je suis dans la troupe, je me réjouis chaque fois que j’y séjourne.
Vous prendrez la semaine prochaine le rôle du Comte Capulet dans Roméo et Juliette à l’Opéra Comique : comment décririez-vous ce rôle ?
J’adore le rôle de Capulet. Il est vrai qu’étant moi-même papa, je me projette peut-être plus facilement dans les rôles de père, qui ne sont pas forcément simples pour un jeune chanteur. La mise en scène d’Éric Ruf porte un regard nouveau sur le Comte Capulet et son rapport à sa fille. Il est moins hiératique, montre plus facilement ses faiblesses et se rend plus aimable. Il veut le bonheur de sa fille, mais fait l’inverse presque maladroitement. L’écriture vocale lui confère une stature, mais Éric Ruf en montre plutôt les fissures, ce qui génère des contrastes. Je trouve intéressant de combiner l’éclat donné par la musique au théâtre qui oblige à un travail de composition. À mon âge, on me donne principalement des rôles de baryton héroïque et vaillant : il faut apprendre à se gommer. C’est un apprentissage de la sagesse. On doit sentir dans le personnage de Capulet le poids des années. Ainsi, je m’exerce à me ralentir, à être moins vif. Ce métier nous sauve en nous donnant la chance d’explorer ainsi des parts de nous-mêmes que nous n’aurions pas soupçonnées. C’est ce que permet le fait de travailler avec un homme de théâtre comme Éric Ruf, qui nous dirige, toujours dans la douceur, vers des zones où l’on n’irait pas de nous-mêmes, ce qui nous met parfois face à nos défauts aussi. C’est un voyage intérieur.
Vous prendrez ensuite le rôle-titre d’Hamlet d’Ambroise Thomas à l’Opéra de Saint-Etienne. Le fait d’interpréter un rôle-titre met-il une pression supplémentaire ?
« Quand le rôle-titre est à la hauteur de son rôle, tout est plus facile pour les autres »
J’adore les rôles-titres : c’est du bonheur à la petite cuillère. J’ai déjà chanté Don Giovanni au Théâtre d’Abbeville en 2017, puis à Marmande l’été dernier. Quand le rôle-titre est vaillant, à la hauteur de son rôle, tout est plus facile pour les autres. En tant que baryton, on n’a pas la même énergie vocale que le ténor, mais on a en effet une lourde responsabilité quand on endosse le rôle-titre : ça pourrait nous mettre la pression. Il s’agit, dans l’inertie des choix, de faire le bon pari deux ou trois ans avant. Avec Hamlet, je ne prends pas trop de risque parce qu’étant baryton français, cela devrait (j’espère) convenir : ce sera au public d’en juger. Cette responsabilité se partage par ailleurs avec Ophélie qui est un pôle important de l’ouvrage. Il se trouve que, par un heureux hasard, ce sera ma compagne [Jeanne Crousaud, ndlr] qui interprètera ce rôle : nous vivrons sans nul doute une expérience artistique doublée d’une expérience personnelle, qui nous offrira la possibilité de faire un travail plus intime sur la scène, car c’est là l’intérêt. Ce n’est pas toujours facile de nouer des liens intimes, lorsque le personnage le demande, avec des artistes que l’on ne connait pas.
Comment préparez-vous ce rôle ?
D’abord, j’écoute le moins possible des versions enregistrées tant que je ne suis pas assez avancé dans mon travail. Ayant la chance d’être pianiste, j’essaie d’avoir un rapport le plus direct possible avec la partition. Je travaille au clavier et à la table toute l’œuvre et pas seulement mes parties vocales. Je ne sors pas de ce qui est écrit, sans quoi je risquerais de me noyer dans références et je n’y verrais plus rien. Je copie aussi le texte de mon rôle tout en chantant les parties dans ma tête, ce qui m’aide à mémoriser. Ayant été formé dans un apprentissage d’instrumentiste et non de chanteur, j’ai une propension naturelle à privilégier la musique : je fais donc attention à donner au texte une importance égale à la musique. Je ne veux pas perdre un mot, au niveau de la diction, mais aussi au niveau du sens, du poids à donner à certains mots, à certaines syllabes, à certains phonèmes voire à certains passages du rôle. La préparation d’un rôle est un compromis délicat entre une vision extrêmement détaillée et une vision systémique : il faut garder en tête d’où vient le personnage et où il va. C’est un peu comme un jeu de piste : c’est passionnant à travailler. Depuis deux mois, j’ai la partition constamment sur moi : dès que j’ai un instant, dans le métro ou dans ma loge, je copie, je chante. Bien sûr, tout cela n’est que la moitié de travail : tout ce qu’apportent les collègues est très important. En l’occurrence, je profite d’avoir une collègue à la maison pour travailler ensemble, ce qui est très précieux : cela permet d’écarter le plus possible de freins avant de débuter les répétitions. Cela fera des sources de stress en moins.
Regrettez-vous de ne pas pouvoir faire ce travail en amont avec vos collègues dans les autres productions ?
La mécanique d’une production lyrique est bien rodée et ne change quasiment jamais : on décide de jouer une œuvre deux ou trois ans avant, et on réserve les artistes immédiatement. Puis tout le monde disparaît, le metteur en scène fait son travail, et on se retrouve un mois avant pour tout mettre en place et jouer. Ce n’est pas possible pour des raisons budgétaires, mais j’aimerais voir ce que serait le résultat si on faisait quelques jours de musicales au moment où la distribution est fixée, et que l’on pouvait laisser reposer ce travail pendant un long moment. Ce serait une expérience à tenter, un jour.
Que vous inspire ce rôle mythique d’Hamlet ?
J’ai perdu mon père il y a quelque temps, emporté par la maladie. Je l’ai assez peu côtoyé car nous avons été séparés par des choix de vie qui ne me provoquent aucune amertume. Chanter ce rôle génère des résonances intérieures qu’il faut gérer, en tant qu’interprète. Ludovic Tézier m’a confié il y a peu : « J’ai chanté moi aussi ce rôle moins d’un an après la mort de mon père. Laisse remonter les émotions et transmets-les au public. Tu verras, ça soigne ». J’ai été heureux d’entendre un tel témoignage. J’ai hâte d’entendre Ludovic Tézier dans Hamlet à Paris la saison prochaine : ce sera sans doute un grand moment d’entendre un tel artiste, sculpté par des dizaines d’années de métier, dans un rôle aussi complexe et torturé. L’amour entre Hamlet et Ophélie est bien réel mais il est rendu impossible par des éléments exogènes. Cet individu est seul : face à la société, face à la mort, dans son psychisme, dans son intellect et face à son amour-propre. J’aborde là un objet si riche et multiple que je passerai, je l’espère, toute ma vie de chanteur à l’explorer.
La production sera mise en scène par Nicola Berloffa : savez-vous déjà à quoi elle ressemblera ?
J’ai eu quelques contacts avec lui. La scénographie a l’air magnifique, comme souvent chez lui. Il y aura de légères coupures mais pas dans les rôles d’Hamlet ou d’Ophélie. Il a décidé de faire d’Hamlet quelqu’un de jeune. Ce n’est d’ailleurs pas un rôle typé : il est interprété par des chanteurs de tout âge. Le rôle a suffisamment de couleurs pour admettre une large palette d’interprètes : il suffit d’être baryton et de bien maîtriser le style et la langue française (rires).
Autre prise de rôle, vous chanterez ensuite Oreste dans Iphigénie en Tauride à l’Opéra de Rouen : qu’est-ce que ce rôle représente pour vous ?
C’est comme escalader une paroi musicale, mais avec très peu de prise : il faut chanter dans le registre haut, sans jamais redescendre l’émission ni se laisser entrainer par le drame. D’autant que nous l’exécuterons en diapason 440 : c’est très aigu par rapport au diapason originel. Ce sera sur instruments modernes, ce qui réclamera également une certaine puissance. C’est le répertoire dans lequel j’ai commencé : le classicisme français étendu, avec ce chant extrêmement déclamatoire, caractéristique de l’époque classique. Dans mes six prises de rôles de la saison, celle-ci est résolument la plus engageante : je serai sur le fil du rasoir. Je prendrai la suite de Stéphane Degout dans la production de Robert Carsen que nous reprendrons à Rouen. Mon centre de gravité vocal est légèrement plus bas que le sien. Lui s’est illustré dans le rôle de Pelléas, alors qu’on pense plus à Golaud me concernant. Il ne faut jamais perdre son centre de gravité, même si la partition ne prévoit pas que l’on y descende concrètement. Oreste est un personnage déchiré, perclus de douleur et traversé de paradoxes, ce qui le fait chanter. Le chant est aigu, mais il faut rester implacablement centré. Toute la partition se situe autour du passage et il y a extrêmement peu de descente dans le grave : le danger est de laisser la voix monter et de monter avec elle. Si on est trop dans la musique, on « s’envole », la voix part et on perd l’ancrage. Il y a physiquement un fort contrepoids à établir pour héberger en soi ce type de rôles.
Jenůfa au Capitole de Toulouse pourrait aussi ressembler à un défi, puisqu’il vous faudra chanter en tchèque : est-ce un aspect que vous craignez ?
Oui, mais pas tant que cela. Les langues slaves ont l’immense avantage de placer la voix correctement. Chanter en russe m’aide à retrouver mon centre de gravité tout en maintenant la plénitude du timbre. J’y retrouve avec plaisir le côté charnel et charnu du formant. C’est un rôle central, qui descend jusqu’au la grave. Il va y avoir un défi linguistique car je suis très à cheval sur le respect des idiomes et de la sonorité. Le rôle est aussi un peu plus court car je ne suis présent qu’aux actes I et II. Ce sera un voyage dans une sphère linguistique qui va beaucoup me plaire, et la musique est magnifique : je remercie Christophe Ghristi de m’avoir confié ce rôle.
Autre prise de rôle emblématique en juin avec Posa dans Don Carlo de Verdi à l’Opéra de Marseille. Il s’agira de la version italienne : qu’est-ce que cela change ?
C’est un autre sommet qu’il me sera donné d’explorer cette année, qui plus est dans la version italienne. J’ai, à force de travail, réussi à réduire la difficulté que représentait pour moi le fait de le chanter en italien plutôt qu’en français. Notamment en travaillant avec des spécialistes de ce style : le style me tient vraiment à cœur, car c’est une clé. C’est souvent par le style qu’on arrive à décoincer les difficultés vocales. Il faut creuser dans la langue, dans les conventions et les us et coutumes qui font le style. Il y a beaucoup de dangers pour un français qui chante en italien : il est facile de grossir la voix, de truquer, de se faire entendre une voix plus grosse qu’elle ne l’est, ce qui nuit considérablement à la projection en salle. Par chance, la distribution qu’a réunie Maurice Xiberras est très équilibrée et donnera un Don Carlo d’essence belcantiste, ce dont je me réjouis. Je vais profiter ardemment de ce Posa : s’il ne devait y avoir que celui-là, il faudra qu’il soit bien chanté. Le chant est un art de l’éphémère mais l’on a une chance, à force de travail, de tenter de s’inscrire dans une certaine postérité si l’on parvient à révéler des choses qui n’avaient pas été entendues jusque-là. Dans ce métier, on n’emporte que ce que nous avons donné : avoir la chance de donner ce rôle de Posa est déjà un très beau cadeau pour un interprète.
Qu’est-ce que ce rôle représente pour vous ?
Le répertoire verdien n’est pas rien. Je me documente beaucoup sur la classification des voix. Pour chanter correctement Verdi, il faut déjà savoir chanter correctement Donizetti (je vais d’ailleurs auditionner pour un rôle donizettien prochainement). J’espère que, si je suis convaincant dans Posa, cela me permettra à l’avenir de chanter d’autres rôles verdiens à ma mesure comme Ford de Falstaff ou Don Carlo dans Ernani, qui restent tous dans la veine des barytons héroïques. Au-delà de l’image chevaleresque qui me séduit chez Posa, j’aime le côté sacrificiel des barytons verdiens. Tout comme Verdi, j’ai un lien très fort avec la Terre : j’aime le côté organique et tellurique de son écriture à nulle autre pareille. Il y a une évolution remarquable à la fin du XIXème siècle dans l’écriture des rôles de baryton : il devient plus lucide, plus conscient, moins raide, et cette conscience nourrit son chant qui est l’expression de sa part cachée, de son mystère. Or Posa est le premier de cette lignée de personnages. Si ce défi est réussi, il pourrait, j’espère amener de nouvelles opportunités du point de vue du métier. C’est un enjeu à soigner.
Quel rôle pensez-vous pouvoir être votre rôle-signature ?
Difficile d’être définitif à ce sujet. Aujourd’hui, sur scène, ce serait Zurga, qui est l’archétype du baryton d’opéra-comique français. Hamlet pourrait en être également, mais je vous dirai cela après ma prise de rôle. On ne peut résolument pas se départir de sa langue maternelle, donc mon rôle idiomatique sera sans doute français. Lorsque je passe une audition, je chante Hérode et Posa. L’air d’Hérode montre beaucoup de qualités en un temps assez court. Il est donc assez idéal pour une audition : on ne convainc pas forcément en donnant l’impression que l’on pourra chanter le rôle entier, mais en colorant ce que l’on vous donne à chanter dans un temps très court. Je pense toutefois que j’ai encore besoin de temps pour appréhender tout le rôle d’Hérode, d’autant que c’est un opéra qui est très peu donné en scène. Plus tard, j’aimerais également aborder Athanaël. Dans 15 ans, j’aimerais que Rigoletto puisse en faire partie, mais il ne faut pas chanter ce rôle trop tôt. Le sommet « humain » du baryton héroïque, c’est Wotan : ce rôle est immense, insondable et bien malin celui qui peut se vanter d’en avoir fait le tour. En attendant, je me cherche un Héraut de Lohengrin pour débuter dans la musique de Wagner qui me rassérène beaucoup parce qu’elle est incroyablement riche et pleine. Il y a une prégnance de l’orchestre, c’est le premier personnage de ses opéras. Pendant le premier confinement, je me suis offert le luxe de lire tout le rôle de Wotan dans la Tétralogie : je ne le chanterai sans doute jamais, mais rien que cela m’a beaucoup appris. De même, j’ai constaté en chantonnant Rigoletto dans une église pour les Journées du patrimoine à quel point on pouvait se faire happer par un rôle : on se laisse emporter par l’émotion du personnage, on perd la maîtrise de son centre de gravité, et on peut à force s’abimer la voix. Préserver sa voix n’est pas une science exacte, cela nécessite intelligence, intuition et contemplation : il faut laisser suffisamment de temps pour les laisser parler toutes les trois. Rêver porte infiniment loin : écouter ses rêves donne envie d’avancer vers leur réalisation.