Luxueuse Theodora de Haendel au Théâtre des Champs-Elysées
Dans une veine créatrice différente de ses œuvres précédentes, Theodora témoigne ce soir encore de l'inspiration musicale constamment renouvelée de Haendel qui compose cet oratorio à la fin de sa vie, à l’apogée de son art. Il s'agit en effet du seul oratorio de Haendel basé sur un sujet chrétien (sur un livret de Thomas Morell d’après une pièce de Corneille et un roman de Robert Boyle). Afin d’évoquer le martyre de Theodora, vierge chrétienne persécutée par les romains, nul éclat ni démonstration (marques de son œuvre phare, Le Messie) : ici l’œuvre est empreinte de retenue et de ferveur tout en adoptant le langage de l’opéra. Sans intention de mise en scène, les chanteurs se succèdent sur le devant du plateau au moment de leurs airs, interprétant des personnages qui, néanmoins, interfèrent entre eux et, forts de leur conviction, exaltent la force de la nature humaine. Theodora est une histoire d’amour, d’intolérance et de martyre qui entre en résonance avec l’actualité. Stephen Langridge, metteur en scène pour la production de l’œuvre en 2015 dans ce même lieu le précisait ainsi : « Bien sûr que c'est une histoire pour notre temps. On y parle du viol utilisé comme outil d'oppression politique, de gens dont la foi est bafouée et niée, d'une société où un pouvoir colonial utilise la violence pour obliger les autres à penser comme lui. C'est tout à fait d'actualité, et l'auditoire le sait très bien ».
Le rôle de Theodora intervient dans des pages recueillies de prières, témoignages de sa foi inébranlable que vient magnifier la voix de Lisette Oropesa dans une homogénéité sans faille. Dans son cachot, elle se lamente sans théâtralité ostentatoire et l’air "With darkness deep, as is my woe" (Ombres de la nuit, enveloppez moi) révèle la beauté de son timbre agrémenté d’un vibrato touchant. Dans une maitrise constante, elle espère la mort par des vocalises et aigus émis dans une souplesse remarquée.
Son amoureux, Didymus est incarné par Paul-Antoine Bénos-Djian. Le contre-ténor interprète sa passion inquiète dans le lyrisme assumé que lui permet sa voix ronde et vibrante. Il convoque l’intensité de son "âme ravie, forte de sa vertu", vocalisant agilement, enrichissant son discours de sons poitrinés (sword) et préservant dans son registre de tête un ancrage vers le grave. D’une voix claire et délicate, il exprime toute sa tendresse lorsqu’il observe son amoureuse endormie, et il mêle sa voix à celle de Theodora pour l’ultime duo, dans une communauté sonore extatique.
Joyce DiDonato prête sa voix protéiforme de mezzo-soprano au personnage d’Irene, incarnant la compassion et le support moral de la communauté chrétienne. Elle parvient à faire deviner la tragédie interne que vit son personnage sans jamais succomber aux débordements d’affects. Les notes vivent et sont conduites vers une intensité qu’elle sait maîtriser. Chacune de ses interventions est bouleversante de créativité (sons filés, nuances extrêmes, souffle infini, aigus libres) et captive le public qui l’acclame dans un crescendo d’applaudissement tout au long du concert.
Michael Spyres incarne un Septimius magistral, et donne à ce personnage, sans doute le moins dessiné de l’œuvre, une dimension à la hauteur des autres rôles. Sa présence vocale frappe dès son premier air (Descend, kind pity-Viens douce pitié) affirmée par un registre grave développé (dans la droite ligne de son exploration actuelle du "baryténor") et une possibilité d’intensification dont il n’abuse jamais. Imperturbable, vocalement et physiquement, il projette assurément les vocalises de ses airs dans une posture stable et retenue.
John Chest endosse le rôle du méchant Valens de sa voix sombre et riche de baryton. Son manque de puissance dans le grave est suppléé par un appui des consonnes du texte, une vocalité précise et une projection assurée des aigus, rendant le personnage détestable à souhait. Massimo Lombardi sortant du chœur, proclame les interventions du messager d'une voix claire et précise.
Ces protagonistes sont accompagnés par l’ensemble Il Pomo d’Oro que dirige Maxim Emelyanychev de son clavecin. Toujours en mouvement, tantôt assis pour accompagner les récitatifs, tantôt debout afin d’insuffler l’énergie des phrasés, il propose des tempi qui avancent, préservant le mouvement, même dans les pages extatiques. Il conduit toutes ses troupes sans relâche vers l’issue tragique qu’il propose dans une simplicité touchante.
Les parties de chœur occupent une place importante dans l’œuvre, représentant les deux groupes en présence : les chrétiens et les païens. Le Chœur Il Pomo d'Oro, bien que réduit à seize chanteurs, offre néanmoins la vigueur des chœurs des païens dans une homogénéité et un son dentelé. Dans un grand respect des virgules marquées par des silences d’articulation, il peine cependant à rendre la plénitude des chœurs des chrétiens mais achève néanmoins l’œuvre dans un recueillement sensible.
Si l’histoire de Theodora peut renvoyer à une certaine actualité, la réception de l’œuvre auprès du public diffère de l’échec de sa création en 1750 à Covent Garden au vu de l’ovation triomphale que font les auditeurs du Théâtre des Champs-Elysées à la musique et ses interprètes.
Beautiful amazing glorious! Not enough adjectives to describe the feelings! Thank you to everyone who came to see our concert of #Theodora in Vienna. Tomorrow night, we will be in @teatroallascala! Vi aspettiamo! @Spikelmyers #maximemelyanychev #paulantoinebenosdjian pic.twitter.com/hH42crhTc3
— Lisette Oropesa (@Lisette_Oropesa) 19 novembre 2021