Barbe-Bleue à Nice : de la fable mystique à la fable lyrique
La thématique de la soirée, en deux volets, est celle de la fable, mot qui ouvre à lui seul ce concert et d’innombrables portes du sens (telles les portes du Château de Barbe-Bleue ouvertes en seconde partie). Lector in Fabula d'Umberto Eco théorisait comme le font musicalement les compositeurs de ce concert le besoin qu’ont les êtres de questionner le monde dans lequel ils vivent, afin de trouver un sens et une direction à leur existence. La fable interroge aussi les limites de ce qui relève du réel et de la fiction, enjeu vif de notre époque et de ce Festival manca (présenté dans notre grand format).
La soirée débute donc par un portail symphonique qui ouvrira grand vers Le Château de Barbe-Bleue. L’effectif orchestral est à peu de choses près le même pour les deux œuvres. Autant pour Fabula de Daniel D’Adamo que pour l’opus lyrique de Bartók, la partie d’orchestre laisse défiler une succession de séquences narratives, d’univers imaginés, de plus en plus resserrés, que canalise le chef avec une grande symétrie dans la direction. La musique contemporaine et moderne fait du chef d’orchestre Marko Letonja un point de mire, un hyper-instrument, voire un démiurge : il semble faire surgir la matière sonore de l’extrémité de ses doigts, tandis que les archets pépient et que les cuivres cuirassent d’ombre noire la succession des textures, entre lesquelles les silences se faufilent.
La mezzo-soprano franco-suisse Eve-Maud Hubeaux et la basse hongroise Miklós Sebestyén ouvrent ensemble les sept portes du Château en se tenant de part et d'autre du chef, comme pour accentuer leur impossible rapprochement, en dépit des quelques regards douloureux qu’ils se lancent. Ils portent en eux, et incarnent physiquement, l’effet de la répétition d’un même destin : la mort pour l’une, la solitude pour l’autre. Judith est longiligne et pailletée, comme pour exprimer son projet, sa quête de lumière et de transparence, tandis que le Barbe-Bleue, solidement campé sur ses deux pieds, porte barbe poivre et sel et habits sombres.
La chanteuse use de ses amples vibratos dans les accents toniques de la langue hongroise dont elle restitue l’éclat. Sa gorge est ductile, sa diction soignée, ses incursions dans les extrêmes sont aisées, qu’il s’agisse des hauteurs ou des dynamiques. Son instrument puissant, bien canalisé, lui permet de passer au-dessus de l’Orchestre Philharmonique de Nice, qui pourtant se déchaîne dans son dos. Elle habille de couleurs bien distinctes les différents registres de sa voix longue, pour rendre plus saisissant encore son haletant questionnement, depuis la cantilène frémissante et son manteau étoilé jusqu’au cri de terreur. Elle se pose, vocalement, sur les textures nouvelles qui apparaissent à chaque ouverture de porte, dans des fondus-enchaînés dont les départs sont imperceptibles.
Si elle est souvent essoufflée, son partenaire reste, quant à lui, d'un calme olympien, même quand il implore Judith de l’aimer sans poser de questions. Il semble posé, là, fixement, depuis toujours, et comme faire partie des pierres de son château orchestral. Sa ligne vocale laboure les profondeurs souterraines de sa tessiture, en assure les fondations, avec une justesse d’autant plus remarquée qu’elle est délicate dans l’écriture de Bartók. Son style d’émission et le manteau ténébreux de son timbre sont ceux d’une basse russophone.
La musique de Bartók et D'Adamo ouvrent ainsi la porte de la modernité musicale. Un public de connaisseurs et de découvreurs salue l’ensemble du spectacle, le compositeur vivant, le directeur et sa phalange, et surtout, le couple de chanteurs, instruments principaux d’un double concerto pour voix et orchestre.