Bryn Terfel reprend Le Vaisseau fantôme juste avant le reconfinement à l'Opéra d'État de Vienne
Deux jours avant le spectacle, l'Opéra d'État de Vienne adressait un message d'excuse informant que la représentation du Vaisseau fantôme (Der fliegende Holländer) se déroulerait en version réduite et sans chœur -pour ne pas complètement annuler le spectacle- en raison des contraintes liées à la situation sanitaire. Une possibilité de remboursement était même proposée. Finalement, la maison rectifiait cette décision la veille au soir, confirmant que la représentation serait donnée en version complète. Le soir de la représentation, l'illumination sur la façade de l'opéra affichait ce que dit Senta au Hollandais : « Treu dir bis zum Tod » (Fidèle à toi jusqu'à la mort). Le Directeur de la maison, Bogdan Roščić, vient même sur scène en personne avant le début du spectacle pour donner des explications et admettre combien cet opéra de Wagner nécessite assurément la présence du chœur, suscitant de grand "Ja !" affirmatifs et des rires de la part des spectateurs. Il exprime également son souhait que le confinement frappant l'Autriche au soir de ce spectacle ne soit, cette fois-ci, qu'une brève césure.
La production de Mielitz et les décors de Stefan Mayer, déjà bien connus du public viennois depuis 2015, transforme l'espace scénique en fonction du déroulement du drame en différentes salles et sections d'un bateau, et même de plusieurs. Le réel, représenté par le bateau de Daland et ses marins, est confronté au fantastique, représenté par le bateau du Hollandais et ses marins fantomatiques. Le réel est cru et malheureux, notamment pour Senta confinée dans un système social qui la pousse à trouver son soulagement dans l'imagination. Mais le fantastique n'est pas un conte de fées non plus, comme le souligne l'éclairage rouge qui accompagne la majorité des scènes du Hollandais, transformant la scène obscure en une sorte de zone de transition vers l'enfer.
Sir Bryn Terfel campe un Hollandais poignant. Charismatique et vocalement irréprochable, il incarne le marin tragique dans toutes ses gammes de doute et de désespoir, sans omettre la tendresse perdue qui rappelle son humanité. La profondeur et l'obscurité du timbre correspondent au personnage sublime et tragique, d'autant qu'elles sont mises en valeur dans les échanges avec le chœur et qu'elles lestent le registre haut brillant de Senta comme le médium de Daland. Mais ces qualités sont également capables d'atteindre la douceur lyrique d'une lamentation. Ces deux facettes se font immédiatement remarquer dans le récitatif qui marque l'entrée du Hollandais et qui expose son destin tragique. Les transitions entre les registres, aisées, mettent constamment en valeur la précision vocale et la netteté de sa diction.
Ricarda Merbeth, remplaçante de dernière minute d'Anja Kampe souffrante, fait sortir le personnage de Senta de la figure naïve, en soulignant la colère étouffée qui découle de sa frustration (vis-à-vis de son éducation et de son environnement social). Son timbre est brillant et chaleureux, prenant parfois un aspect cristallin. Le registre haut est précis et puissant, le registre médian est riche et solide, parfois enrichi par son articulation, qui touche aux frontières entre la parole et le chant. Le registre bas, sombre et épais, communique de surcroît le mélange entre le désespoir, la colère et le désir de mourir. Ses duos avec le Hollandais et Erik sont intenses, riches en textures vocales et expressivité.
Jörg Schneider incarne Erik avec tout son cœur, sauvant le personnage de toute position marginale. Le timbre corsé, puissant et chaleureux se place à l'intersection entre le Heldentenor wagnérien et les exigences vocales des opéras tardifs de Verdi. La diction est excellente, toujours chargée d'expressivité et d'une sensibilité qui bénéficie des transitions aisées entre les registres et les montées sûres vers l'aigu. Les deux confrontations avec Senta contrastent et réunissent l'éclat et le corps de leurs timbres. D'autant que l'interprétation du personnage n'abandonne pas complètement son côté ironique, ajoutant à la présence scénique.
Franz-Josef Selig impressionne en Daland dès son entrée sur scène par les riches nuances de son timbre dans le registre bas et la densité mélodieuse du registre médian. Le chant privilégie les mélodies et transitions élégantes entre les registres, mais les intonations dramatiques de la parole ne sont pas omises. Le corps et la gravité du timbre sont mis en valeur notamment dans le trio avec Senta et le Hollandais, mais aussi en contraste avec les ténors (Erik et le Timonier).
Noa Beinart dans le rôle de Mary met en avant son timbre fin et sa précision vocale. Le raffinement de la voix se laisse remarquer en contact avec le chœur de femmes et en contraste avec celui plus dominant et plus épais de Senta. Daniel Jenz est un Timonier énergique et enthousiaste, vocalement comme dramatiquement. Il fait une entrée impressionnante qui démontre sans délai la force et l'éclat du timbre, ainsi que les nuances riches et aisées de la voix.
Le Chœur de l'Opéra d'État de Vienne livre une performance impeccable. Ils réunissent l'expressivité, la puissance et les nuances vocales. Le chœur d'hommes, partagé en deux groupes (les marins de Daland et ceux du Hollandais) souligne remarquablement, dans leur confrontation, le contraste entre l'humain et le non-humain, le réel et le surnaturel. Le chœur de femmes tire le caractère badin et mélodique du "Chœur des Fileuses" en début de deuxième acte et s'adapte à la dimension solennelle du récitatif de Senta, avec un caractère tout autre. La direction musicale de Bertrand de Billy soigne les couleurs, la texture et les différentes ambiances dramatiques évoquées. L'obscurité du registre bas de la masse sonore qui privilégie la résonance sombre des cuivres et des contrebasses évoque la mer sombre et hantée du Vaisseau fantôme. Dans le registre médian, les teintes lumineuses qui puisent principalement dans la sonorité transparente des flûtes et du caractère mélodique des cordes saisissent avec grande efficacité la mélancolie et la nostalgie relatives au désir de Senta, et du Hollandais pour l'au-delà.
La salle remplie exprime son enthousiasme, mais également le vif espoir que le confinement ne durera pas. Cette période d'insécurité confirme combien le monde a besoin, plus que jamais, de culture.