Mozart contre Salieri ou l'affrontement Requiem vs Requiem à Versailles
L'adversité fictive et légendaire de Mozart et Salieri marque les esprits des mélomanes depuis deux siècles déjà. Elle repose sur une déclaration supposée d'un Salieri malade et interné en 1823, d'après laquelle il serait responsable de la mort de Mozart par empoisonnement. Cette rumeur, rapidement propagée à travers l'Europe, fut immortalisée par Pouchkine et sa pièce de théâtre Mozart et Salieri, ultérieurement adaptée à l'opéra par Rimski-Korsakov. Pour l'époque actuelle, c'est le film Amadeus de Miloš Forman, également inspiré du texte de Pouchkine, qui opère cette référence (dans ce long-métrage, Mozart dicte son dernier chef-d'œuvre à Salieri : le Requiem en ré mineur). Cette invention renforce la dimension légendaire et mystique de ces protagonistes et de cette œuvre. En s'appuyant sur cela, Hervé Niquet propose au public versaillais de découvrir le Requiem de Salieri au côté du chef-d'œuvre mozartien : une comparaison au goût d'inouï qui permet de savourer pleinement les fruits du génie musical d'un auteur injustement sombré dans l'oubli et dans l'ombre de son prétendu "rival".
Le Requiem en do mineur d'Antonio Salieri, créé en 1804 (soit treize ans après celui de Mozart), est une œuvre fortement appuyée sur la tradition et l'influence gluckiste. Musicalement soudés, le Chœur et l'Orchestre du Concert Spirituel en offrent une sonorité homogène et nourrie, répondant au caractère dramatique de la partition. Hervé Niquet, en sa qualité d'invité régulier et fin connaisseur du lieu, use savamment de l'espace scénique de la Chapelle Royale pour établir une disposition des effectifs favorable à l'acoustique de l'église et au service de cette œuvre qui s'approche du genre de l'oratorio. Cette messe des morts s'ouvre vocalement par la ligne des basses étoffée et résonante, avec un son concentré et le texte liturgique habilement articulé. Les musiciens offrent une solide fondation pour les exploits de leurs collègues sopranos et altos, assez convaincantes et appliquées. Leur engagement proportionné s'adosse sur une justesse cristalline, permettant ainsi la transparence sonore par laquelle se discerne tout le cheminement vocal polyphonique des parties fuguées (notamment pour le Sanctus). L'ensemble résonne puissamment dans les tutti avec l'orchestre, la masse impressionnante et compacte puise son potentiel dramatique dans les coups tonnants des timbales. Les sections a cappella mettent en évidence la délicatesse de projection vocale des choristes, non moins présente dans le chant antiphonique avec le chœur d'interprètes solistes.
Ces derniers, intervenant encore moins en cette première partie de la soirée, retrouvent des moments de gloire dans le Requiem de Mozart. Valentina Nafornita, qui s'apprête à chanter in loco le rôle de la Comtesse dans la production des Noces de Figaro par James Gray, domine le plateau par une voix à la fois robuste et veloutée. La soprano moldave se démarque par une bonne santé vocale, vigoureuse dans les deux bouts de sa gamme. L'émission est droite et ample, soutenue par une technique solide qui rend sa ligne mélodique lisse et douce.
La basse Andreas Wolf chante sa partie avec beaucoup d'aisance et d'autorité. Il est sonore et bien projeté vocalement, avec une intonation ferme et teintée de noirceur, fumeuse et poignante. Son phrasé est rond et richement expressif. Après un début plus réservé (dans le premier Requiem), le ténor Robin Tritschler s'épanouit graduellement par la suite en ajoutant de la masse dans sa voix poitrinée, forte et perçante. Il abrite un timbre ardent, foisonnant d'énergie rythmique et de longueur de souffle, qui marquent sa prestation notamment dans le Tuba Mirum. La mezzo Ambroisine Bré présente une voix plus légère, parfois voilée en tutti, sans toutefois être fragile. Les registres inférieurs sont stables et posés, la prononciation claire et travaillée, tout comme son intonation vocale.
Hervé Niquet, dont le corps s'anime par l'impulsion rythmique de ces deux chefs-d'œuvre, dirige souverainement ses phalanges du Concert Spirituel, musicalement bien équilibrées. La réponse et la récompense du public sont au rendez-vous, par de longs et retentissants applaudissements qui emplissent les voûtes de la Chapelle Royale de Versailles.