L'Heure espagnole à Toulon : une brève histoire de temps
La mise en scène de James Bonas exprime avec une rare sensibilité ce jeu ravélien unique, où la grivoiserie la plus délurée se voit toujours auréolée de poésie et de pudeur. Elle s’appuie sur un travail de magicien, celui de l’illustrateur Grégoire Pont, qui fait sortir de l’immense chapeau scénique, comme de blanches colombes, tout un monde d’images rêvées, animées par la vidéo. Une dentelle aux contours et reliefs blanc et noir permet aux personnages, dans un ballet synchronisé, de traverser le miroir comme Alice, pour passer d’une boutique d’horlogerie à un merveilleux « jardin des heures ». Les illustrations, avec leurs phylactères de bandes dessinées, à la ligne claire et sobre, sont projetées sur un rideau de scène en gaze blanc. Il sépare l’orchestre, dissimulé à l’arrière-scène, de l’avant-scène, où se tient la « revue » des chanteurs. Les paroles sont ainsi directement traduites en images, et se donnent comme les ombres portées de la musique. Tous les sens sont en éveil, dans une valse, ou plutôt une habanera, au tempo millimétré lancé par le grand métronome des percussions. Leur tic-tac initial plonge l’auditeur dans un monde d’automates, rendus cependant plus organiques par les costumes animaliers des protagonistes, signés par Thibault Vancraenenbroeck. Le bestiaire est un tropisme des contes anciens et modernes (à la Cocteau, Colette, Poulenc). L’animation scénique est également apportée par les colorisations lumineuses de Christophe Chaupin, marquant les différents quarts d’heure, qui filent et défilent en temps réel. Un univers chasse l’autre, comme les amants surgissent et se remplacent.
Le plateau s’exprime avec les qualités vocales de leur prononciation et caractérisations. Les consonnes claquent tandis que les voyelles s’étirent afin d’accueillir la chair vibrée des vocalises, selon un naturel pleinement contrôlé, où la mécanique s’apparente à du stretching lyrique. La souplesse de la ligne, qui transcende l’avancée mécanique du temps, est due aux mouvements infimes ou exagérés qui partent du gosier pour atteindre les pommettes.
La Concepción de la mezzo-soprano Florence Losseau est remontée comme une pile, davantage exquise que gouailleuse. Son jeu scénique entraine tout son monde jusqu’à elle, tandis que son jeu lyrique livre une matière incandescente et puissamment fruitée. Toute une palette de « r », plus ou moins roulés, en fonction des circonstances et des amants, trahissent la finesse du travail accompli, derrière la vivacité intempestive du rôle. Les allures nuancées de ses vibratos signalent la montée du désir jusqu’à l’amour véritable pour Ramiro, homme de biceps et non de concepts.
Torquemada, son mari d’horloger, est campé par le ténor Etienne de Bénazé, laissant planer le doute sur son caractère naïf ou au contraire complice d’un stratagème destiné à vendre des horloges, aussi normandes qu’andalouses. La voix, bien scandée, brille de ses petits ressorts lumineux lors de ses courtes interventions initiales et finales.
Le muletier Ramiro du baryton Raoul Steffani est un véritable « gentleman déménageur » d’horloges, du magasin vers la chambre et vice-versa. Il gagne en vigueur et en lyrisme à mesure que ses cornes s’allongent (elles représentent ici la virilité et la force triomphante), tandis qu’il gagne le corps et le cœur de la belle horlogère. Il accomplit ce tour de force et de chant avec constance, grâce à un instrument sonore de faune, au charme naturel, augmenté par son léger accent.
Le Gonzalve du ténor Grégoire Mour, poète à ses -trop longues- heures perdues, est un pitoyable amant, mais un savoureux chanteur. Il exagère sa partie folle, faisant un sort aux consonnes, ampoulant ses voyelles, avec un art consommé de l’auto-parodie lyrique.
Le banquier Don Iñigo Gomez est interprété par le baryton Christian Andreas qui mobilise, quant à lui, un art du mime et de la mimique, tandis qu’il mâche ses mots. Son port de voix produit de petits glissandi vers le grave, qui s’achèvent sur de profondes résonnances, prolongées par les instruments à vent, et qui traduisent les affres du désir inassouvi.
La direction musicale de Valerio Galli, chef principal pour l'activité lyrique de la phalange toulonnaise depuis septembre, actionne la mécanique orchestrale avec sobriété et minutie. Il veille à maintenir l’union étroite et pourtant limpide des couleurs vocales et orchestrales. La grande guitare symphonique accorde du temps libre au chant, et lui permet de respirer, entre ses interventions. La partie instrumentale, qui alterne gouffre tonitruant et sommet tintinnabulant, en un dialogue de la belle et de la bête, s'apprécie aussi pour elle-même tandis que la gestique du chef prend cette matière souple et grenue à pleine main.
Le public, très réceptif, accueille avec jubilation la partition et sa lecture. Il salue par de longs applaudissements son esprit de sel, cette manière singulière, parfois paradoxale, de produire de la beauté, quand humanité et animalité, vérité et mensonge, vibrent de concert.