Jeudi de Lumière à la Philharmonie : l’éclipse entêtante du souvenir
L’opéra, très dense, se divise ici en deux grandes parties. L’acte I où Michaël, jeune enfant, découvre le plaisir du son et de l’oralité (voix, instrument, parole) auprès de sa mère Eva, femme au foyer, et de son père, Luzimon qui donne des cours et chasse. Bercé par ses deux parents, Michaël développe une passion musicale dans laquelle les disparitions violentes de sa mère (internée, comme celle de Stockhausen en 1932) et de son père (tué durant la guerre) vont le plonger à corps perdu. Le deuxième acte se situe après que l’enfant a brillamment réussi un examen musical et a découvert Mondeva, figure ailée "dodécadactyle" (métaphore de la musique atonale) qui l’initie à l’amour. Durant cet acte, Michaël fait le tour du monde.
L’œuvre, parasitée en permanence par l’image obsédante des parents disparus, tourne sur elle-même à l’image du globe terrestre qui apparaît sur l’écran central de la salle Boulez, entre les surtitres. La mère, Eva, c’est aussi une part de l’enfant, Michaël, qu’elle appelle affectueusement « Micha, Micheva, Michava », mélange de deux noms, héritage mystérieux, souvenir porté dans la solitude. Mais c’est aussi l’élan créateur, la Mondeva dont Michaël tombe amoureux, fille lunaire, revenue du Ciel pour hanter son œuvre. Le père, Luzimon (puis Lucifer), c’est cette autre part, arrachée au lyrisme maternel, maître d’école qui compte, donne à compter, de façon répétitive, rythmique. C’est l’éclipse lunaire qui apporte le contraste, le chasseur qui sépare l’animé de l’inanimé. Ces deux tensions, complémentaires, agissante et ré-agissante, disent quelque chose de l’acte créateur (et de l'acte de l'Ensemble Le Balcon consistant à recréer, à re-conter cet immense cycle opératique).
Michaël, c’est l’enfant qui hérite (malgré lui) d’un pouvoir de construction éclaté dans le temps et l’espace, dans le souvenir et les formes, dans l’expérience immersive et cyclique. C’est du moins la lecture sonore et théâtrale à laquelle invitent Maxime Pascal et Le Balcon, dans une mise en scène tirant vers l’ascétisme et la transparence. Benjamin Lazar, très respectueux de la composition, du livret, de la danse et de la gestuelle écrits avec une précision maniaque par Stockhausen, s’efforce de mettre en évidence la temporalité circulaire de l’œuvre, explicitant avec subtilité les obsessions qui traversent, déforment et reforment la matière artistique, laissant également une importante part au plaisir enfantin et mécanique du jeu.
Damien Bigourdan est un Michaël crédible, à la voix claire et projetée, qui parvient à donner à l’enfance aussi bien sa gestuelle gauche que son énergie tyrannique. Le Michaël, plus vieux, d'Henri Deléger ressemble à un ouvrier-artisan, tirant de sa ceinture les sourdines comme autant d’outils pour ciseler et colorer le son de sa trompette, au gré des émotions (prouesse largement applaudie).
Pia Davila donne à Eva une voix charnue et expressive, sachant moduler sur toute la tessiture avec aisance, peignant la folie sans excès. Iris Zerdoud est une Mondeva craintive, fantomatique, à l’image du son mélancolique de son cor de basset. Damien Pass, enfin, prête sa voix noire et tranchante au personnage dépressif du père, à l’image du trombone de Mathieu Adam, son alter ego.
Maxime Pascal dirige avec une gestuelle extrêmement gracieuse un orchestre jeune, réactif et dévoué (avec les étudiants du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, voisin), cherchant par le mouvement comme par les couleurs à se fondre dans l’éclatement des sens et des préjugés harmoniques, guidé par l’éclipse toujours revécue de l’arrachement parental.
En ressort une grande force cathartique que l’Adieu final parachève, laissant le public quitter le bâtiment de Jean Nouvel aux sons plaintifs et entêtants de cinq trompettes, reproduisant inlassablement des segments de la formule, jeu triste, solitaire et maniaque, de Michaël.
Retrouvez nos comptes-rendus des œuvres de Stockhausen dont les trois premiers épisodes de ce cycle et rendez-vous sur Ôlyrix ces prochaines années pour les prochains...