La Maîtrise de Sainte-Anne-d'Auray, Prix Liliane Bettencourt pour le chant choral 2021
Gilles Gérard, comment est née la Maîtrise de Sainte-Anne-d'Auray que vous dirigez depuis 2017 ?
La Maîtrise en tant que telle a 21 ans. Des initiatives existaient déjà avant ici, mais le dispositif tel qu'il est conçu date des années 2000, par la volonté croisée de l'Éducation nationale, des collectivités (départementales et régionales) et du diocèse de Vannes : de soutenir une structure musicale en milieu rural, pour montrer quelle formation et médiation artistique peut être proposée même loin des grandes villes. Cette action et ce processus sont toujours en cours de déploiement (c'est le propre de toute structure artistique).
Quelle est l'identité de votre Maîtrise ?
Notre Maîtrise se caractérise par trois ancrages et trois axes. Nous sommes ancrés à un Centre Culturel : l'Académie de Musique et d'Arts Sacrés de Sainte-Anne-d'Auray dont nous sommes une branche musicale, Centre qui dispose aussi d'une école d'orgue rayonnant sur tout le Morbihan (les professeurs se déplacent de village en village) et d'enseignement des instruments traditionnels (la harpe celtique, la cornemuse bretonne, et l'école de bombarde qui a même une cinquantaine d'élèves). Le Centre a aussi une branche plus muséographique et patrimoniale qui organise des expositions. Nous construisons des passerelles entre ces différentes activités. Juste avant mon arrivée a ainsi eu lieu un projet avec le photographe Ferrante Ferranti intitulé Voir l'invisible : il s'est rendu dans des sanctuaires du monde entier dans une démarche œcuménique et nous avons proposé des liens entre ses photographies et des musiques chantées.
Nous sommes également rattachés à un lieu et à un sanctuaire : le Sanctuaire de Sainte-Anne-d'Auray, troisième lieu de pèlerinage en France après Lourdes et Lisieux, et son ancrage sur le territoire breton (nous ne sommes pas une maîtrise liturgique, même si nous participons à l'animation musicale du sanctuaire).
Qu'est-ce qui définit le travail des maîtrises et plus particulièrement la vôtre ?
La spécificité des maîtrises tient dans l'articulation de la pratique musicale avec l'enseignement général : les maîtrisiens reçoivent un enseignement musical riche et dense en parallèle de leurs études au primaire, collège et lycée. C'est le point commun que nous partageons avec les maîtrises de conservatoires, celles attachées à un lieu comme Notre-Dame de Paris, à un opéra comme pour la Maîtrise de l'Opéra de Lyon (lauréat du Prix Bettencourt 2019) ou la la Maîtrise Populaire de l'Opéra Comique (qui est partie prenante de l'initiative Chants libres). Le paysage choral pour les jeunes s'axe toutefois beaucoup sur la mise en scène. C'est un courant très important et nous travaillons aussi beaucoup sur le ressenti et l'expression corporelle, nous faisons également des projets mis en scène, mais la pratique du chant choral est le cœur de notre projet artistique, indissociablement lié à notre envie de faire passer ce répertoire.
Quel est le projet de votre Maîtrise ?
Le projet musical et culturel très fort de la Maîtrise s'articule sur trois axes, que je déclinerais par ordre d'importance. D'abord la pratique des œuvres du répertoire, qui est une inspiration de tous temps et pour tous. C'est notre rôle de le faire vivre, comme aussi notre deuxième axe qu'est la musique contemporaine et de création. Je travaillais déjà ce répertoire dans mon poste précédent à la Maîtrise de la Perverie à Nantes, et mon prédécesseur à la Maîtrise de Sainte-Anne-d'Auray, Richard Quesnel, était lui-même compositeur, alliant de fait la volonté de lier pratique et création depuis le début. Notre troisième axe est celui de la culture traditionnelle bretonne, parce que nous sommes dans le Morbihan qui dispose de tout un répertoire de mélodies, de chansons, liées aux cantiques à Sainte-Anne et à la danse mais aussi à des événements populaires, des activités de la vie et de l'industrie humaine.
Tous les maîtrisiens apprennent le chant et la danse, les jeunes participent aussi bien à la pratique des cantiques dans le sanctuaire qu'à la fête des châtaignes entre autres événements cultuels ou culturels (le répertoire breton est très lié à sa finalité sociale). Nous sommes heureux de faire vivre la musique avec ces axes complémentaires. Nous avons par exemple chanté les Folk songs de Ralph Vaughan Williams en écho avec la musique traditionnelle bretonne, cela donne du contexte et des perspectives aux œuvres que nous chantons.
L'important dans le choix du répertoire est le contexte qu'on peut ainsi donner aux œuvres : en suivant les temps de la liturgie selon la période de l'année, et en faisant exactement pareil pour les chants traditionnels bretons. Nous bâtissons également des projets en écho avec l'actualité et de grands événements. Pour développer notre envie très forte de faire vivre le répertoire, il est important de retrouver le contexte des œuvres et de le présenter au public : c'est l'un des enjeux de la musique classique aujourd'hui.
Quel est le fonctionnement de votre Maîtrise ?
Je suis chef de chœur principal, mais nous formons toute une équipe, avec Anne Thétio-Lemoigne qui dirige la pré-maîtrise (élèves à l'école primaire), ma collègue et compagne Cécile Vénien-Gérard pour le collège, et je m'occupe du lycée ainsi que des chanteurs réunis. Ce qui nous unifie en équipe c'est notre projet autour de ces trois axes, réunissant la pratique et aussi l'improvisation vocale dès le plus jeune âge. La Maîtrise est un grand travail d'équipe, avec l'académie musicale mais aussi la direction, la production. C'est ce qui fonde la cohérence du projet entre pratique vocale et enseignement musical, implanté dans un territoire avec sa culture.
Les chanteurs sont immédiatement intégrés au chœur et à nos projets. Nous venons ainsi par exemple de donner le Requiem de Campra avec le VEMI (Vannes Early Music Institute) et quatre garçons participants viennent d'intégrer le chœur : ils sont ainsi déjà baignés par la musique. C'est très différent de la pratique instrumentale où on n'imagine pas un tout jeune violoniste être intégré dans un orchestre pour une symphonie de Beethoven. Le travail se fait ainsi de manière progressive : par la lecture de la musique, mais comme un mode de travail parmi d'autres. Pour la question de la mue aussi, le fait que la Maîtrise œuvre pour les jeunes de 10 à 18 ans permet d'intégrer les garçons qui muent au chœur du lycée. Nous laissons un peu tranquille les voix de ténor et de basse et le développement de la voix se fait progressivement.
Comment sont recrutés les Maîtrisiens ?
Le recrutement est une rencontre avec le jeune et sa famille, visant à évaluer leur motivation à nous rejoindre : il faut une grande appétence et un fort engagement pour ce travail de 6 à 8 heures par semaine. Nous évaluons leur musicalité mais un enfant ne part jamais de rien. Certains ont déjà une pratique, mais nous ne sommes pas une sélection élitiste : il s'agit de voir où le jeune en est, dans son parcours et sa motivation pour mener cette activité importante en lien avec son activité scolaire.
Notre objectif est de donner à chaque jeune une coloration à sa scolarité (ce ne sont pas les mêmes enjeux qu'un cursus sports-études visant une carrière future par exemple) : tout se fait par une prise de confiance en soi, grâce à la pratique musicale. Nous sommes bien sûr dans une pratique artistique de très haut niveau, nous sommes très fiers de voir d'anciens maîtrisiens faire de belles carrières comme c'est le cas pour Anne-Sophie Petit ou Ambroisine Bré parmi les chanteuses, ou pour Evann Loget-Raymond qui dirige un ensemble (pour ne citer quelques exemples de formations remontant aux premières années). Tous les maîtrisiens ne vont pas devenir chanteurs lyriques, déjà car il y a de nombreuses belles carrières à faire en lien avec le monde musical (thérapie, médiation, enseignement). Nous accompagnons avec plaisir nos maîtrisiens qui poursuivent dans un conservatoire ou à l'université, mais tous en gardent forcément quelque chose.
Quel a été votre parcours, vous menant à la Direction de cette Maîtrise ?
J'ai découvert le chant choral assez tardivement, et la passion m'est venue vers une quinzaine d'années lors d'un voyage d'étude avec la maîtrise nantaise dont je faisais partie. Un voyage au New College d'Oxford a été le choc de ma vie, après je voulais faire cela et rien d'autre. J'ai fait des études de musicologie à Tours, le conservatoire d'Angers en chant et solfège, avec toujours l'envie de vivre de l'intérieur dans une maîtrise. Je suis parti en Angleterre à Chelmsford où j'ai pu vivre au rythme d'une maîtrise pendant deux ans, en tant que chanteur (j'ai obtenu une bourse de la Cathédrale pour rejoindre le chœur), c'était un rythme très intense mais superbe. J'ai continué mes études, passé un Bachelor pour confirmer tout cela et à mon retour en France j'ai pris poste à Nantes dans la maîtrise où j'étais chanteur auparavant, à la Maîtrise de la Perverie pour quelques heures de direction de chœur. J'en ai pris la direction car j'ai toujours voulu diriger, la maîtrise est un instrument de musique incroyable.
Quelles étaient les qualités de cette Maîtrise de Sainte-Anne-d'Auray lorsque vous êtes arrivé et quelle a été votre action ?
Les enfants avaient déjà les qualités d'un geste vocal très affirmé, une identité sonore très présente, des habitudes et des ancrages de pratique très maîtrisés. C'est aussi le propre des maîtrises : la pédagogie repose sur une pratique régulière. Ce que j'essaye d'apporter, avec le reste de l'équipe, c'est de maintenir un répertoire : les maîtrises fonctionnent sur la mémoire collective du répertoire. Nous travaillons ainsi dans un équilibre entre choses nouvelles et un fond de répertoire dont nous accentuons la pratique. Le propre de la liturgie et du folklore est aussi de vivre selon les moments de l'année : le répertoire suit les saisons dans l'année et nous suit de saison en saison.
Que représente pour vous le Prix de la Fondation Bettencourt Schueller ?
Le fait qu'une Fondation s'intéresse ainsi et autant à la musique chorale est exceptionnel, sachant que nous avons très peu de mises en valeur en France (peu de concours de chœurs hormis le Florilège Vocal de Tours) par rapport à d'autres pays. Le Prix Liliane Bettencourt pour le chant choral est une vraie valorisation de notre travail et, au-delà de notre victoire, c'est formidable qu'un tel prix soit ainsi accordé tous les ans, et tous les deux ans à un chœur d'enfants. C'est un puissant projecteur sur notre activité, un éclairage fantastique sur la pratique chorale et le chant. Ce Prix est ainsi une reconnaissance du travail des maîtrises, et la reconnaissance nationale de notre projet culturel breton. Il donne un nouveau rayonnement et permet de lancer des partenariats.
Qu’allez-vous pouvoir faire grâce à la dotation de ce prix (50.000 €, avec en outre un accompagnement financier de projets pouvant aller jusqu’à 100.000 €) ?
Le Prix Liliane Bettencourt pour le chant choral nous donne des moyens qui vont nous permettre de nous projeter sereinement vers l'avenir, de prévoir, de bâtir, et d'anticiper. Depuis 20 ans, la Maîtrise a développé de grands projets culturels que nous allons pouvoir poursuivre et développer, notamment dans nos relations internationales et via un grand projet de commandes : de créations contemporaines mais aussi pour le répertoire d'usage avec des chansons, des recueils, du patrimoine qui fait notre quotidien.
La mise en réseaux avec d'autres maîtrises européennes me tient également beaucoup à cœur. Nous l'avions initié avec Worcester (d'où vient d'ailleurs la fameuse Sauce) et son Festival des 3 Cathédrales. Nous avons également un très beau partenariat avec la Cathédrale d'Uppsala en Suède (la plus grande de Scandinavie), et nous sommes en lien avec Cracovie en Pologne. Notre projet consiste donc à développer ce réseau pour faire des échanges pédagogiques, sur un trimestre pour les élèves, et à développer ces liens avec d'autres structures comme la nôtre.
Quelle est la place des maîtrises dans le paysage musical français ?
Le chant choral français a connu un renouveau relativement récent. Pour les maîtrises, tout est reparti dans les années 1980 avec des engagements de politique culturelle, et depuis 30 ans, nous connaissons un ressort des chœurs d'enfants en France tout à fait incroyable (qui coïncide aussi avec le Prix Liliane Bettencourt pour le chant choral décerné depuis 1990, attribué en 1996 à la Maîtrise des Garçons de Colmar et qui distingue désormais une maîtrise ou un chœur d'enfants tous les deux ans).
La Maîtrise de Sainte-Anne-d'Auray rejoint ainsi les lauréats récompensés par le Prix Liliane Bettencourt pour le chant choral depuis 1990 : lauréats à retrouver dans nos pages d'actualités, pour un projet que nous détaillait en interview Olivier Brault, Directeur de la Fondation Bettencourt Schueller