Cav-Pag à Vichy, et que le spectacle commence !
L’attente était grande, et la déception était de mise, forcément, quand le spectacle avait dû être annulé, comme tant d’autres par la suite, il y a un an et demi tout juste. C’est de l’histoire ancienne désormais, et l’impatience est toujours aussi vive à l’heure de découvrir un “Cav-Pag” voué à mettre en lumière la jeunesse triomphante entendue lors de l’édition 2019 du Concours international de chant de Clermont-Ferrand (notre compte-rendu). Deux œuvres symboles d’un vérisme puissant et populaire souvent réunies en une soirée et ici même en un opéra : pour ne former qu’une seule et même unité, le prologue de Pagliacci est ici interprété en ouverture de spectacle, avant que ne soit donné Cavalleria Rusticana. Cavalleria dont les saluts des artistes interviennent après l’entracte, pour mieux enchaîner directement sur la suite de Pagliacci. Un procédé bien trouvé, qui permet au diptyque de n’être plus scindé, les tourments amoureux de Santuzza et Turridu devenant un spectacle de plus à l’affiche du cirque de Canio. Un spectacle dont le chœur installé sur des chaises en devant de scène se fait aussi spectateur.
La mise en scène d’Eric Perez fait l’économie de grands effets pour jouer la carte du raffinement. De fait, une grande structure centrale dessine comme une galerie pouvant autant faire office de place de village que de salle de théâtre provinciale. Il y a là des chaises, des valises, des portants à vêtements et, en fond de scène, une grande toile d’un genre naturaliste invitant à imaginer les plaines de la Calabre ou les rives de la Méditerranée. Une toile où des lumières (somptueusement agencées sur scène par Joël Fabing) permettent de dessiner une croix immense imposant recueillement et solennité à chacune de ses illuminations. Quant aux costumes de David Belugou, d’inspiration début XIXème, ils sont particulièrement remarqués dans leurs finitions comme dans leurs couleurs chaudes et éclatantes, d’un contraste saisissant avec les intentions sombres et funestes des personnages amenés à les porter.
La jeunesse au rendez-vous
Vocalement, le casting est mené par l’impressionnant Denys Pivnitskyi. Le ténor ukrainien enchaîne les deux grands rôles, Turiddu puis Canio, dans une même flamme d’énergie et de passion qui jamais ne se consume, depuis “O Lola” de Cavalleria (chanté en devant de scène enveloppé dans les rideaux rouges de la salle) jusqu’au “Vesti la giubba” annonçant le funeste dénouement d’un jeu de théâtre qui n’en était pas un. Non issu, contrairement aux autres solistes, du casting établi au terme du concours clermontois, le jeune ténor déploie sa puissance de timbre avec une projection pleine d’aisance et de largeur, et ce d’autant plus à mesure que la voix en vient à côtoyer l’aigu. La ligne de chant se trouve parfois hachurée par de fréquentes reprises de souffle, mais la générosité est à la mesure de l’abattage, sur le plan vocal comme scénique. Le ténor sait se montrer tendre en Turiddu, dans le fameux “Mamma, quel vino è generoso”, aussi bien qu’effrayant lorsqu’en Canio, le torse nu, il s‘apprête à tuer Nedda.
À ses côtés en Silvio, le baryton sud-coréen Jiwon Song capte immédiatement l’attention par son instrument aussi noble que puissant en émission, et une ligne de chant aussi intelligible (remarquable diction) qu’intelligemment colorée. Et, là aussi, la générosité dans l’incarnation des personnages s’apprécie tout particulièrement, et se remarque d’autant plus que le soliste ne se trouve jamais sur scène mais dans les allées de la salle, au plus près d’un public d’autant plus saisi par la performance.
La Santuzza de Chrystelle di Marco est totalement investie dans son incarnation d’une femme rongée par le désespoir amoureux. La soprano fait briller tout l’éclat d’une voix ample et lumineuse en émission, qui passe d’un registre à un autre avec une même facilité, un même sens de la demi-teinte et de la coloration du phrasé. Puissant, déchirant, presque térébrant, “Io son dannata” est propre à faire vibrer les murs de la salle, et à saisir les cœurs aussi.
La Nedda de la soprano orangeoise Solen Mainguené, jeune étoile lyrique déjà bien brillante, porte avec force et conviction tout le poids dramatique de son rôle, auquel elle prête sa voix au timbre éclatant et à la ligne de chant irisée. Avec le violoncelle, son premier air, “Qual fiamma” est savoureux de musicalité et de maîtrise vocale, annonçant le reste de la prestation.
Le baryton Dongyong Noh campe d’honnêtes Alfio et Tonio, avec une voix agréablement sonore au medium charnu. Le très allègre Jean Miannay, en Beppe, se distingue non seulement par le dynamisme de son jeu (il n’hésite pas à faire la roue en devant de scène), mais aussi par sa voix de ténor certes encore jeune mais néanmoins projetée avec assurance sur une large amplitude (bien que l’aigu ait parfois tendance à se resserrer). Initialement confié à Gosha Kowalinska, finalement souffrante, le rôle de Lucia échoit à Anne Derouard, qui a dû l’apprendre en à peine trois jours. Mais la soprano française s’en tire avec les honneurs du public, jouant une Mamma tendre et discrète, portée par son timbre plein d’une chaleur maternelle de bon aloi. Avec son mezzo clair et fleuri, la Lola d’Ania Wozniak est comme un souffle de fraîcheur dans ce volcan de passions destructrices.
De sa baguette magicienne, Gaspard Brécourt donne l’impression que les trente musiciens de son Orchestre de l'Opéra Eclaté sont en fait le double, tant le lyrisme qui se dégage des pupitres est puissant et expressif. Quant au chœur, sonore et homogène, il remplit aussi son rôle avec excellence. Une poignante production en somme, attendue à Clermont-Ferrand après avoir été donnée à Vichy.