Les Goyescas de Granados ensoleillent l’Opéra de Limoges
Jean-François Heisser, passionné par la musique espagnole, ouvre le ban en interprétant au Grand Foyer de l’Opéra, la version pianistique de Goyescas d’Enrique Granados. Il prend le temps d’évoquer longuement pour le public présent la personnalité de Granados qu’il place, malgré une production musicale effectivement moindre, au niveau de ses presque contemporains, Manuel de Falla, Isaac Albéniz ou Federico Monpou. Granados a de fait disparu en mer avec sa jeune épouse en mars 1916, le bateau qui le ramenait en Europe ayant été torpillé par un sous-marin allemand. Il venait juste d’assister au Metropolitan Opera de New York à la création mondiale de son dernier opus lyrique, Goyescas. Datée de 1911, la version piano de Goyescas demeure la pièce la plus connue du compositeur et constitue certainement son chef d’œuvre. Granados vouait une grande admiration au peintre Goya et son œuvre, qui ont inspiré cette composition. Cette suite en deux livres et six épisodes successifs repose sur une histoire esquissée d’amour et de jalousie, qui trouvera plus tard une juste définition dans son ouvrage lyrique. Cette musique emplie de couleurs, de passions exacerbées, de rythmes entêtants, teintée de lyrisme et de mélancolie, semble plus encore s’épanouir sous les doigts avisés et virtuoses de Jean-François Heisser.
Goyescas, dans sa forme opératique, apparaît comme une commande spécifique destinée primitivement à l’Opéra de Paris avant d’être créée à New York avec une distribution prestigieuse, le compositeur y intégrant juste avant la première une autre de ses pièces majeures, le célèbre Intermezzo. Il s’agissait pour le Met de la première création d’un ouvrage lyrique en langue espagnole. Sur un livret convenu de Fernando Periquet -quatre personnages sont déchirés par la jalousie et une fierté toute ibérique-, Enrique Granados, tout en conservant la trame de la suite pour piano et ses motifs principaux, compose un ouvrage indépendant en trois tableaux toujours inspiré par la peinture et la gravure de Goya, dont les figures populaires des Majos et Majas. Partition d’une incroyable richesse dans sa brièveté (une heure de musique), l’action des Goyescas se déroule vers 1880 à Madrid lors d’une fête populaire.
Pour animer et illustrer cette version concert de l’ouvrage, l’Orchestre et le Chœur de l’Opéra de Limoges étant installés sur la scène, Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil ont imaginé avec leur collaborateur Julien Roques, un dispositif léger constitué de propositions graphiques projetées de façon fixe ou en mouvement, sur les côtés de la scène ou sur le tulle presque transparent séparant l’orchestre et le chœur. Ces figures légères toutes inspirées par Goya (des danseurs de fandango, un couple d’amoureux, la Maja nue, etc.) éclairent les différentes phases des trois tableaux et les avancées de l’action. Le jeune public présent apprécie fortement cette approche ludique et facile d’accès. Très sollicité, l’Orchestre de l’Opéra de Limoges se transcende sous la baguette de son chef Robert Tuohy. La dynamique d’ensemble ne se relâche jamais, avec une interprétation tout en profondeur de l’Intermezzo et la présence de cordes rayonnantes de clarté. Bien préparé par Edward Ananian-Cooper, le chœur se montre également à hauteur des exigences de la partition.
Dans le rôle de la séduisante et noble Rosario, la soprano hispano-américaine Vanessa Goikoetxea, dont la jeune carrière se situe encore dans ses deux pays d’origine ainsi qu’en Allemagne et en Italie, remporte tous les suffrages. Elle dispose d’un matériau vocal où l’éclat le dispute au raffinement. Voix longue et ferme, aux aigus épanouis, son timbre chaleureux et tout teinté d’hispanité, ainsi qu’un tempérament dramatique certain se révèlent dans la dernière partie de l’ouvrage, la plus sombre. Elle bénéficie en outre du seul air véritable de la partition, le rossignol dans un jardin, dont elle fait un enchantement pour l’oreille.
Héloïse Mas incarne la belle Pepa, la rivale et second rôle féminin, avec une dextérité de mezzo-soprano épanouie et si caractéristique. Penélope Denicia, artiste des chœurs, se voit confier une partie vocale intermédiaire, qu’elle réalise avec implication et justesse.
Deux hommes s’affrontent donc pour les appâts de Rosario, le ténor Kévin Amiel (Fernando) en imposant notamment dans le superbe duo avec Rosario où sa voix lumineuse et très lyrique se développe sans peine, et le baryton Armando Noguera (Paquiro), toujours aussi solide et soucieux de la ligne vocale.
Le public salue comme une grande réussite cette programmation Limougeaude d'un ouvrage lyrique espagnol majeur, trop injustement ignoré.