Madame Butterfly à Saint-Etienne, honneurs et déshonneur
Otello en juin dernier marquait une sortie de l’interminable tunnel de la crise sanitaire. Place à Madame Butterfly désormais (quelques semaines après La Vierge de Massenet en version concertante) pour lancer pleinement une saison lyrique stéphanoise que nous détaille son Directeur Éric Blanc de la Naulte en interview grand format. Avant donc Hänsel et Gretel, Hamlet, La Traviata, ou encore le très méconnu Lancelot de Victorin Joncières et le diptyque La Voix humaine / Point d'orgue, l’œuvre de Puccini est reprise dans une production de l’Opéra national de Lorraine (vue à Nancy en juin 2019), qui se fait fort de contourner l’écueil d’une mise en scène excessivement “japonisante” en tâchant de placer la dramaturgie au dessus de toute tentation de “faire du décoratif”, tel qu’énoncé dans la note d’intention.
Aussi créative qu’efficace pour servir le propos, la mise en scène d’Emmanuelle Bastet, appuyée ici par la scénographie de Tim Northam, joue avant tout la carte de la sobriété sans se départir d’un esthétisme restreint mais néanmoins remarqué. Le décor unique consiste en de simples panneaux de bois, les fameux shōji qui, en se déplaçant, forment les différentes pièces de la maison. Au centre de la scène, une grande paroi ondulée, telle une haute vague de bois, permet de dessiner la colline surplombant Nagasaki, esquissant de fait cet horizon maritime d’où reviendra Pinkerton pour sonner le glas des espoirs de Cio Cio San. Un décor aux finitions travaillées, donc, qui permet ici de réduire l’espace scénique (offrant aux chanteurs de demeurer la plupart du temps en devant de scène, pour le bonheur de l’auditoire) autant qu’il lui donne un appréciable relief. Relief qui s’apprécie particulièrement dans ce tableau où Butterfly et Suzuki, sur le haut de cette vague de bois, tournent le dos à la scène en attendant le navire de Pinkerton, quand l’enfant joue au bord de cette petite source minérale dressée en bord de scène, miroir des illusions de Cio Cio San (qui y a vu son visage dépérir quelques instants auparavant). Le plateau devient un port de poche pour un enfant bientôt promis à l’exil. Une scène raffinée comme tant d’autres, qui doit aussi beaucoup aux très soignés jeux d’ombres et de lumières signés Bernd Purkrabek (magnifique ciel d’étoiles formé par une nuée de petites ampoules scintillantes), mais aussi aux costumes impeccables de Véronique Seymat qui habille ici Butterfly non d’un somptueux kimono de Geisha, mais d’une sobre robe parée d’un voile indigo porté tant lors du mariage que lors du Jigai final.
Un papillon lyrique prend son envol
Alexandra Marcellier effectue ici de doubles débuts (dans le rôle, et in loco). D’un bout à l’autre, la jeune soprano française déploie engagement dramatique et endurance vocale, certes après un petit temps de mise en route. Le voile porté par le personnage semble aussi faire effet sur la voix, qui semble d’abord comme retenue mais la prestation gagne en épaisseur d’émission et en relief sonore, le tout lustré par des aigus et un vibrato de velours. Jusqu’au poignant “Un bel di vedremo” et jusqu’au bout, ce papillon vole de plus en plus haut sur l’échelle d’un lyrisme saisissant d’intensité, rendant la douleur de cette épouse éphémère livrée au déshonneur. Dans son rôle de servante, loin d’être secondaire tant la complicité avec Cio Cio San participe largement de la tension dramatique, l’Italienne Valeria Tornatore se montre tout aussi convaincue dans l’exploration et le chagrin, avec son mezzo agréablement rond en émission, et une voix ample que vient colorer un timbre corsé.
En habitué des lieux (il y fut Don José en 2019, ou Jean pour Hérodiade en 2018 notamment), Florian Laconi incarne Pinkerton. Dans un registre davantage proche d’un carabinieri séducteur que d’un officier de la marine américaine malgré ses lunettes d’aviateur, le ténor use de son charisme et de son assurance vocale pour incarner son personnage avec autorité. La gestuelle d’acteur est dynamique, le jeu engagé, la voix est pleine et large en émission, d’une puissance lyrique envoûtante qui trouve sa quintessence dans des “Butterfly” finaux aussi puissants que déchirants. À ses côtés, le Sharpless de Yann Toussaint est loin d’être réduit à l‘ombre, tant la voix du baryton français est racée et pénétrante, le tout accompagnant une probante incarnation d’un homme partagé entre un austère sens du devoir et une saisissante affliction envers Butterfly.
Antoine Normand se dévoile comme un Goro entremetteur aussi intéressé qu’intéressant, avec sa voix de ténor au medium bien assis et à l’émission tranchante. Hélas trop brièvement, Jean-Vincent Blot donne à entendre une sonore et imposante voix de basse dans le rôle d’un Bonze campé ici avec la juste froideur scénique. Non moins furtivement, le ténor Marc Larcher et la mezzo Ornella Corvi jouent d’honnêtes Yamadori et Kate, le premier d'une voix claire projetée avec mordant, la seconde avec rondeur de timbre.
Préparé par Laurent Touche, le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire confirme ses qualités, avec notamment un passage à bouches fermées aux sonorités vaporeuses et oniriques. L’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, sous la baguette de son nouveau Chef principal Giuseppe Grazioli répond aussi aux attentes en matière d’expression dramatique et de variations de couleurs, avec une intensité et une emphase d’autant plus manifestes et vibrantes à mesure que la sombre fin de Butterfly approche. Un papillon aux ailes brisées pour une soprano qui prend ici date avec l’avenir.