Triomphal Retour d’Ulysse dans sa patrie et au Théâtre des Champs-Elysées
Riches du succès de L'Orfeo donné sur cette même scène du Théâtre des Champs-Elysées il y a deux ans et aux Concerts d'automne à Tours la semaine dernière, le ténor Emiliano Gonzalez Toro et son Ensemble I Gemelli poursuivent leur exploration de l’œuvre de Monteverdi en présentant son deuxième opéra conservé, Le Retour d'Ulysse dans sa patrie. L’originalité de la démarche du ténor, secondé par la claveciniste Violaine Cochard, se situe dans les rapports entre les voix et les instrumentistes. Partant des chanteurs, les instrumentistes sont orientés par leurs pulsations, rendant superflue la présence d’un chef et favorisant l’écoute et les échanges entre musiciens.
L’opéra est présenté en version concert (comprenant quelques coupures) avec une mise en espace efficace pour la compréhension de la dramaturgie et rendue possible du fait que les solistes chantent par cœur. Quelques accessoires apparaissent, soutenant certaines situations théâtrales comme par exemple le manteau porté par Minerve sur sa robe rouge à paillettes lorsqu’elle désire cacher son identité, ou bien le bâton sur lequel Ulysse s’appuie et le drap noir le recouvrant lorsqu’il se travestit en vieillard, mais aussi l'arc nécessaire pour la joute entre les prétendants. Un seul élément de décor est présent sur le support du clavecin et de l’orgue, évoquant un temple grec, confirmant qu'Ulysse a bien accosté sur les rives de son pays.
La variété des styles, qui caractérise cet opéra, correspond à la variété des nombreux personnages qu’interprètent les quinze chanteurs de la production. Qu’ils soient dieux, héros ou simples mortels, tous ont leur moment de gloire pour s’exprimer soit dans des lamenti (Pénélope), dans des récits chantés, recitar cantando (Ulysse, Neptune), dans des airs virtuoses (Minerve), des airs rythmés et strophiques (Melantho, Irus) ou encore des ensembles (les trois prétendants). Venant d’univers vocaux parfois éloignés, tous s’accordent dans l’attention portée au texte, à sa dynamique et à son intelligibilité.
Emiliano Gonzalez Toro, dans le rôle titre, connaît parfaitement l’œuvre, ayant chanté tous les rôles de ténor de la partition lors de différentes productions. Il nuance son chant dans un large spectre d’intensité, sa voix émergeant dans une douceur à son réveil pour rapidement se charger de colère lorsque, ne reconnaissant pas son pays natal, il croit avoir été trompé. Son registre grave, rond et sonore, comme ses aigus éclatants lui assurent une présence dramatique sans faille et il exprime la puissance de la colère bien campé, tremblant de tout son être.
Sa Pénélope est incarnée par la mezzo-soprano Rihab Chaieb. Son premier lamento tout en retenue et entrecoupé de longs silences est saisissant. Son timbre chaleureux offre des colorations rayonnantes lorsque l’intensité s’accroît. Toutefois, sa voix se ternit quelque peu dans le registre grave et elle parvient difficilement à s’extirper de la lamentation initiale. La plupart du temps la chanteuse demeure assise, semblant clouée sur sa chaise comme enfermée dans sa douleur.
La présence vocale brillante et agile d’Emöke Baráth (soprano) confère à son personnage de Minerve l’autorité de la déesse de la sagesse, conseillère et soutien d’Ulysse. Son timbre riche irradie dans une interprétation éloquente. La courte intervention du contre-ténor Philippe Jaroussky (la Fragilité humaine dans le prologue) est cependant remarquée de par sa forte charge expressive. Les notes étirées se transforment en plainte du personnage déplorant sa mortelle condition. La clarté du timbre de Zachary Wilder (ténor) renforcée par l’usage de voyelles ouvertes convient au caractère juvénile de Télémaque qu’il interprète avec sensibilité.
La basse Jérôme Varnier est un Neptune menaçant à la voix sonore sur toute la tessiture, des notes dans l’extrême grave caverneuses jusqu’aux aigus projetés impressionnants. Dans un grand contraste, son acolyte Jupiter interprété par le ténor Anthony León intervient d’une voix très timbrée contenue près des fosses nasales. Il est également Amphinome, l'un des prétendants qui, lors de l’épreuve du tir à l’arc, déploie des vocalises assurées et déclenche les rires du public de par son jeu théâtral. La douceur vocale du ténor Philippe Talbot sied au personnage réconfortant d’Eumée qui accueille Ulysse déguisé en vieillard. Il déploie beaucoup d’énergie vocale et physique pour persuader Pénélope que le vieil homme est en fait Ulysse déguisé.
Le rôle d’Irus est confié à Fulvio Bettini qui parvient à rendre l’aspect comique du personnage tout en préservant la qualité vocale. Sa voix ronde et homogène assure sa présence et les "Ah!" répétés ainsi que l’usage de la voix de tête se transformant en rire dans l’air du début du troisième acte font ressortir le ridicule du personnage.
La soprano Mathilde Étienne qui interprète Mélantho, la servante de Pénélope, favorise l’aspect théâtral du personnage au détriment d’une conduite vocale soutenue. Sans cesse en mouvement (en contraste avec l’immobilité de Pénélope) elle accompagne physiquement la joute des prétendants façon pom-pom girl sans parvenir à stabiliser son chant qui se rapproche davantage de la déclamation. En couple avec Mélantho, Eurimaque est incarné par le ténor Álvaro Zambrano. Sa voix claire charme, mais s’il orne aisément son chant, les vocalises demeurent néanmoins quelque peu laborieuses.
La prestation de Lauranne Oliva (soprano) en Fortune dans le prologue apparaît timide et, placée sur une estrade à l’arrière de l’ensemble, sa voix se fraye difficilement un chemin jusqu’à la salle. Transformée en Junon, la soprano dévoile une voix vibrante et projetée aux vocalises impeccables. Angelica Monje Torrez chante la nourrice Euryclée d’une voix ronde et rassurante. Son registre de poitrine pour le grave est délicat et elle se questionne sur la nécessité de révéler qu’elle a reconnu Ulysse en colorant son chant subtilement.
Nicolas Brooymans déploie sa voix de basse aux résonances profondes pour le Temps (prologue) et pour l'un des prétendants, Antinoüs. Le troisième prétendant (Pisandre) est interprété par le ténor Anders Dahlin qui, lorsqu’il veut charmer Pénélope, phrase délicatement (ce qu’il perd lorsqu’il fait ressortir l’aspect comique, une certaine raideur s’installant à forces de grands effets).
Pour suivre cette ribambelle de personnages, l'auditoire peut s'appuyer sur la qualité et la vivacité de l’ensemble I Gemelli avec, à sa proue, la claveciniste Violaine Cochard qui demeure debout sur le pont, attentive et réactive : créant ce lien entre chanteurs et instrumentistes. Le petit effectif de l’Ensemble rappelle qu’au moment de la création de l’œuvre, Venise rencontrait des difficultés financières la faisant renoncer aux grands effectifs instrumentaux. Mais si l’effectif est restreint, les couleurs proposées semblent infinies grâce aux timbres variés des dessus (violons, cornets, flûtes et trombones), au continuo fourni (enrichi d’une harpe et d’un basson), à l’apparition étonnante d’une tromba marina (très long instrument à cordes) vrombissant dans le grave pour annoncer l’arrivée de Neptune.
Le public acclame les musiciens qui reprennent allègrement le trio des prétendants : « Tout est possible à l’homme quand il veut. Il peut tout faire car le ciel ne s’occupe pas de notre œuvre ! »