Eugène Onéguine enflammé à l’Opéra de Liège
Les décors de Gary Mc Cann (habitué du travail des ateliers maison) offrent un dispositif sobre et simple, opérant les changements de tableaux par l’ouverture de grands panneaux, dans les lumières expressives d’Henri Merzeau. Comme souvent à Liège, ce plateau classique est relevé par une lecture originale de l’intrigue. Le metteur en scène Eric Vigié propose une narration parallèle entre cette impossible rencontre amoureuse dans une fatalité assumée, et une parabole faisant de cette triste et tragique histoire celle de la Russie lors du passage de l’empire à la révolution. L’aristocratie terrienne de l’acte I (et ses femmes qui se résolvent « à l’habitude à la place du bonheur ») figure alors la Sainte Russie, féodale, figée, avec un chœur qui vient se disposer de manière menaçante au bord de la scène dominée par un bulbe de clocher surmonté d’une croix. Dans l’acte II, le bulbe, abattu et brûlé, évoque les troubles révolutionnaires, avec le chœur alors grimé en soldats de l’armée rouge. Enfin dans l’acte III, le Prince Gremin donne à voir dans son salon des statues géantes de Lénine et de Staline, ou comment la nomenklatura soviétique a remplacé l’ancienne aristocratie.
Le fil narratif des amours contrariées est cependant parfaitement représenté, montrant comment Tatiana, elle aussi, renonce à ses rêves littéraires et passionnés, pour rester en accord avec les principes jugulant ses passions. La scène de la lettre est concentrée dans un dispositif central, comme une cage à oiseaux, où la passion torride la mène jusqu’à une danse frénétique conclusive : la scène éclairée par un orage devient alors le théâtre de son intériorité.
Le Chœur préparé par Denis Segond assume vaillamment ses deux interventions, tant par la belle pâte vocale qui le caractérise, que par l’engagement scénique. L’Orchestre, préparé et tenu d’une main de maestra par Speranza Scappucci, est rutilant de couleurs, menant l’action avec diligence, épousant les effusions des cœurs dans les souffles s’amplifiant des cordes nimbant l’espace. À son habitude, Speranza Scappucci sculpte la matière du son en temps réel et déploie avec tenue et un juste sens du dosage le lyrisme torride qui sous-tend la partition.
Thomas Morris campe Monsieur Triquet, divertissant l’assistance lors de la fête de Tatiana avec son ténor de caractère, à la voix claire et projetée, qui délivre avec humour son petit air. Daniel Golossov interprète les rôles utilitaires du Capitaine et de Zaretsky, qu’il assume pleinement sur le plan théâtral, avec une voix de basse, légère, d’un beau timbre, mais d’un volume qui le met parfois un peu en retrait de l’orchestre.
Zoryana Kushpler est une mezzo-soprano ukrainienne, à la voix un peu tubée et métallique, mais qui sied au rôle de Madame Larina, la mère. La voix, de format moyen, est néanmoins présente et efficace. Un peu en retrait, même dans la posture de son corps sur scène, elle incarne pleinement la raideur de cette vieille aristocratie, et la frustration rentrée de ces femmes résolues. Maria Barakova quoique très jeune mezzo-soprano déploie déjà une voix sonore et étendue, dotée d’une couleur sombre qui vient au gré du chant s’enrichir de teintes et de nuances. La chanteuse russe incarne elle aussi pleinement (dans la voix et le jeu) cette sœur Olga, résignée mais apparemment heureuse, laissant poindre les aspects plus subtils du personnage. Margarita Nekrasova possède un mezzo de très grand format, une voix slave, un peu « en arrière », mais d’un tel volume qu’elle se déploie aisément. Avec une matière âpre ou caressante, selon le propos, elle incarne avec chaleur et émotion le rôle touchant de Filipyevna, la vieille nourrice de Tatiana, dans lequel elle déploie des couleurs chaleureuses et maternelles et de très expressifs décrochements de registres entre la voix de poitrine et le medium, dépeignant efficacement l’âge du personnage. Une très forte incarnation scénique vient compléter ces qualités.
Ildar Abdrazakov met sa grande basse au service du Prince Grémine, doté d'une voix large, sonore, avec une pâte virile qu’il sait rendre vulnérable dans l’aveu quasi candide de son amour éperdu pour Tatiana. L’air est magistralement exécuté même si le jeu est assez statique et effacé (correspondant à une vision du personnage et de la mise en scène).
Alexey Dolgov déploie en Lensky la maîtrise de son ténor slave, à la couleur argentine. Un peu d’air dans la voix se dissipe vite pour laisser son timbre se déployer, de manière touchante dans les tendres échanges avec Olga et la nostalgie de l’air “Kuda”. Les échanges avec Onéguine, dans le défi comme dans le duel, voient la jalousie et l’honneur bafoué rendus par les éclats de la voix, en parfait accord avec le jeu scénique.
Dans le rôle-titre, le baryton Vasily Ladyuk a la voix franche, claire, étendue, et pleinement projetée. Le jeu est un peu brusque même pour ce caractère opposant une violence à la société des habitudes, d’autant que la voix est égale durant tout l’opéra. Mais les élans longtemps refrénés en accord avec le cynisme de ce caractère se déploient avec flamme, libérant alors les couleurs de la passion assumée.
Ruzan Mantashyan, enfin, éblouit le public par une incarnation incandescente de Tatiana. La voix de soprano lyrique, avec un timbre riche et une solide ampleur dynamique, lui permet des attaques pianissimo puis subito forte, irrésistibles pour exprimer les émois intérieurs de la fragilité. Son personnage progresse de l’adolescente dévorée par la passion amoureuse qui la submerge, à la femme forte, résolue, maitresse d’elle-même malgré ses sentiments (avec en outre, dans la fiction de cette mise en scène, l’image à assumer d’une femme fatale, star de cinéma). Le jeu et la voix épousent subtilement tous les épisodes de la scène de la lettre, par le débit haché parfois, les éclats, les couleurs, dans un lyrisme tout romantique en phase avec l’orchestre.
Le public offre un triomphe à ces feux couvés depuis plusieurs années et rendus incandescents, par les personnages dans leur incarnation, et par la Directrice musicale Speranza Scappucci.