Réouverture historique en Met Opera Live avec Fire Shut Up In My Bones
La représentation est un évènement à plus d’un titre, marquant la réouverture du Metropolitan Opera House de New York après de longs mois particulièrement difficiles. Le Met ne cache pas sa fierté de présenter pour la première fois de son histoire une œuvre d’un “compositeur afro-américain” (ouvrant une nouvelle ère dans laquelle des compositeurs "afro-américains" auront leur place dans la programmation de la prestigieuse salle) et de permettre à plusieurs centaines de milliers de spectateurs de la découvrir en direct dans les cinémas à travers le monde.
Créé en 2019 à l’Opéra de Saint-Louis (Missouri), cet opéra est le deuxième du compositeur et trompettiste Terence Blanchard. Le jazz y a toute sa place, faisant entendre la batterie, le piano, la guitare et la guitare basse aux côtés des instruments traditionnels dans la fosse d’orchestre. Si le début du premier acte, sans ouverture, fait craindre une musique plutôt fonctionnelle, elle s’étoffe rapidement et gagne véritablement en intensité. Bien que quelques rares transitions soient un peu brusques (essentiellement parce qu’absentes), jamais l’œuvre ne perd en rythme. La musique accompagne ainsi avec pertinence les airs des chanteurs tout en apportant parfois quelques commentaires et faisant également entendre de belles pages instrumentales, telle l’ouverture chorégraphiée de l’acte II. L’oreille s’habitue rapidement aux alternances et fusions des instruments classiques avec ceux du jazz, apportant une touche américaine tout à fait à propos. Le Directeur musical de l'institution, Yannick Nézet-Séguin prend un plaisir certain à diriger cette œuvre dans laquelle des rythmes entrainants peuvent précéder des passages particulièrement poignants.
La réalisatrice Kasi Lemmons signe son premier livret d'opéra mais parvient pourtant à traduire la force de l’ouvrage autobiographique éponyme du journaliste Charles M. Blow. Celui-ci y raconte son enfance particulièrement difficile dans le Sud des Etats-Unis : dernier garçon d’une fratrie de cinq, souffrant du manque d’amour d’une mère trahie et épuisée, doté d’une sensibilité qui lui vaut raillerie et solitude, il doit surtout grandir avec le lourd secret (brûlant “comme un feu dévorant renfermé dans ses os” ainsi que l’annonce d’emblée le titre) d’avoir été sexuellement abusé par son cousin, alors qu’il n’avait que sept ans. L’histoire se déroule dans une communauté afro-américaine et la distribution est entièrement constituée d’artistes afro-américains, mais l’opéra traite de sujets profonds et universels. La mise en scène de James Robinson, en collaboration étroite avec la chorégraphe Camille A. Brown, y participe avec discrétion, proposant pour simples décors des projections sur deux grands parallélépipèdes à roulettes ou par le plateau tournant, permettant l’ajout d’accessoires et mobiliers avec fluidité. Outre la belle et mélancolique chorégraphie de l’ouverture de l’acte II, faisant danser les silhouettes qui hantent les nuits de Charles, le public se montre particulièrement enthousiaste envers le numéro de claquettes, impressionnant et moderne, qui ouvre l’acte III.
Le personnage principal, Charles, est incarné par le baryton Will Liverman, à la voix sûre, au timbre riche et intense. Ses airs les plus touchants se remémorent ses ambitions d’enfants, et marquent la résilience de son personnage : ses aspirations à la liberté sur le chemin de l’acceptation. Lors de récitatifs, il chante en doublure avec lui-même âgé de sept ans, incarné par le jeune et talentueux Walter Russell III. Celui-ci, présent dans les trois actes, fait entendre des mélodies délicates mais toujours d’une grande précision, tout en gardant sa présence scénique avec une voix d’enfant dont la douce maladresse de la ligne vocale touche véritablement, voire émeut. Acclamé à juste titre lors des saluts, il ne peut retenir ses larmes de reconnaissance et de bonheur.
Charles fait entendre également de très beaux duos avec sa “Destinée” ou sa “Solitude” qui n’est autre que son premier grand amour (malheureux) : Greta, interprétée par la soprano Angel Blue. Sa voix et sa présence scénique sont tout à fait charmantes. Ses phrasés paraissent naturels, offrant une interprétation toujours captivante, des graves soutenus et des aigus éclatants. Son air est aussi touchant que son duo avec Charles est fort.
Si en début et fin de soirée, la soprano Latonia Moore doit faire preuve de grands efforts pour que sa propre émotion ne fragilise pas sa ligne vocale, son interprétation de Billie, la mère de Charles, est souvent émouvante, toujours très engagée. Surtout que Terence Blanchard lui réserve des airs particulièrement forts et déchirants (notamment la triste leçon d’une mère à son fils ou son intense et profonde prière). Sa voix se montre éclatante, colorée et affirmée.
Les personnages secondaires ne manquent pas non plus de présence, partageant tous leur voix riche, dotée d’un grain de timbre propre aux traditions vocales réunies ici, d’un timbre charnu et étincelant pour les chanteuses. Le père de Charles, le misogyne coureur de jupon Spinner, est interprété par le ténor Chauncey Packer avec assurance. Le baryton Chris Kenney incarne le cousin Chester avec un timbre séduisant, plein et phrasé, relevé d’une pointe d’insolence qui convient bien à son triste personnage. Le pasteur et président de la fraternité d’université est chanté avec prestance par le baryton-basse Donovan Singletary, au timbre tout à fait séduisant, tandis que l’oncle Paul est interprété avec sagesse et profondeur par le baryton-basse Ryan Speedo Green. Le quatuor de frères se montre viril à souhait avec Calvin Griffin, Terrence Chin-Loy, Errin Duane Brooks et Norman Garrett. Le public les salue tout comme, pour leurs brèves interventions, la soprano Denisha Ballew en Verna et sa jeune collègue Brittany Renee en Evelyn. Enfin, le chœur, surtout de femmes, préparé par Donald Palumbo, apporte toutes ses couleurs depuis les coulisses.
Le public applaudit longuement les artistes de cette production, non seulement heureux de retrouver la prestigieuse salle du Met, mais se montrant fort touché voire ému par cette œuvre particulièrement puissante qui sait parler à tous de sujets profonds avec une très appréciable dignité.