De Kinderen der Zee, marée musicale à La Monnaie
« Dans la douleur et la souffrance, dans le bonheur et dans la douleur, la mer seule, seule la mer. »
Durant la pandémie, la Salle Henry Leboeuf du Palais des Beaux-Arts avait même connu les flammes d’un incendie. Remise à neuf et prête à accueillir cette fois-ci les flots d’une « Mer mangeuse d’hommes », la scène accueille l’Orchestre Symphonique de la Monnaie et six solistes. Suite à des cas de Covid-19, la version concertante doit toutefois se priver de ses chœurs (et d’une dizaine de minutes de musique), centralisant encore l’intrigue musicale sur les chanteurs présents : protégeant à la fois le sens de la musique de Mortelmans, de ses équipes et de son public.
Dans ce monde gris des bords houleux et salés de la mer du Nord, une jeune femme du nom de Stella est éperdument amoureuse d’Ivo Mariën. Le vieux pêcheur Petrus l’avertit : une malédiction pèse sur la famille Mariën selon laquelle tout homme qui prend la mer suite à son mariage meurt avant la naissance de son premier enfant. Le père de son amant a connu ce sort, bientôt peut-être en sera-t-il de même pour son frère Bert, tout jeune marié, bientôt père. La jeune Stella décide de s’en remettre au destin du frère pour décider de son union avec Ivo, s’ensuit alors une éprouvante bataille contre la noirceur de la mer.
Considéré comme le « Roi du Lied Flamand », Lodewijk Mortelmans offre en 1920 ce chef d’œuvre purement romantique inspirant même en concert une multitude d’imageries et de peintures d’hommes face à la Mer puissante. Dans le livret de Rafaël Verhulst (1866-1941), la Mer se présente comme un décor vaste et puissant, personnage et lieu, symbole d’un combat déjà perdu entre l’homme et son environnement. Écologiste peut-être, cette fable offre par sa simple musique une puissance radicale et un mouvement de vague d’une violence indicible, celle que les hommes ne peuvent pas comprendre, la violence crue et inexpliquée d’un destin.
Porté en musique sur une structure en Leitmotive, l’opus de Mortelmans permet une variation permanente d’un motif qui se répète à la façon d’une inlassable marée. Conduite impeccablement par le Directeur musical de La Monnaie, Alain Altinoglu, cette musique renaît dans son chromatisme, compact, parfois austère et toujours précis. Toujours impeccable, l’Orchestre Symphonique offre l’alternance effrénée entre le repos cruel des flots, avec des passages dramatiques et lyriques. Véritable ode aux flots, l’œuvre de Mortelmans aura même été qualifiée de « Symphonie de la mer ».
La distribution vocale déploie le travail effectué avec finesse. Tous débutants dans leur rôle et pourtant déjà chanteurs de métier, leur fraîcheur assurée d’interprétation permet de redécouvrir ce livret et cette musique. Dans le rôle d’Ivo Mariën, le ténor belge Yves Saelens revient sur les planches de La Monnaie après une interprétation remarquée dans Der Schauspieldirektor de Mozart et Dialogues des Carmélites de Poulenc. Austère et droit, le timbre s’accorde avec une largesse vocale proportionnelle à la violence d’une mer sans empathie, offrant un puissant déroulement tragique. La voix sombre, posée et roulée chante la prosodie néerlandaise avec précision et charisme.
Tineke van Ingelgem impressionne en Stella par sa vélocité, précision et clarté de voix. Aérienne et puissante, agile et lyrique, la voix aiguisée se dessine sans effort jusqu'aux profondeurs. Libre, directe et franche, la mezzo-soprano Christianne Stotijn marque ici son interprétation d’une puissance et d’une expressivité remarquée. L’interprète de Geertrui s’offre sans fioriture, directe et même volontairement austère face à la violence du sujet, le rendant plus puissant encore.
Le baryton-basse Werner van Mechelen marque ici son rôle avec force et vitalité : Petrus le vieux pécheur s’exprime par un verbe franc, dans un néerlandais qui se marie pleinement avec l’abyssale voix rauque. Autre baryton de la distribution, Kris Belligh s’offre charismatique, austère et profond dans le rôle de Bolten annonçant son prochain engagement à La Monnaie le mois prochain : en Commissaire de Police dans Lulu de Berg mis en scène par Warlikowski. Enfin, Gilles van der Linden dans le rôle de Frederik le pêcheur semble plus effacé face au poids d’un tel casting, malgré sa voix de ténor chaude, expressive et précise.
L’interprète de Bolten qui sera finalement sauvé des eaux, contrairement à Ivo, ancre le tragique : triste témoin d’une mer sans pitié et noire de jais.