Siegfried Nocturne d’Olivier Py et Michael Jarrell, Nuit et Brouillard à Nantes
Dans un décor noir, presque vide, où seule semble vivre une lumière blanche et froide, apparaît soudainement un homme de sous terre. Ce décor, c’est l’Allemagne année zéro, comme la nomme le réalisateur Roberto Rossellini, dans son film où une nation se réveille dans des villes en ruines après la Guerre.
Cet homme qui se réveille d’un sommeil cauchemardesque, c’est ici Siegfried, le prince-guerrier qui fut le héros de la monumentale Tétralogie de Richard Wagner. Il était ce héros quasiment idolâtré de toute une nation et même d'un continent, représentant à la fois l’apogée de la Culture et la promesse d’un monde idéal forgé à la seule force des hommes.
Créé en 2013 au Geneva Wagner Festival, Siegfried nocturne est un monologue en douze séquences composées par Michael Jarrell sur un livret d'Olivier Py. S’il évoque une période qui remonte à trois quarts de siècle désormais, sa réflexion autour de la mémoire et, surtout, de comment la culture n'a pas su empêcher la barbarie (voire lui a donné des figures) est toujours d’une grande actualité.
La musique de Michael Jarrell, compositeur en résidence à l’Orchestre National des Pays de la Loire, porte le livret et en colore le texte en lui donnant une teinte assez oppressante. L’électronique fait entièrement partie du matériau orchestral, apportant une résonance aux instruments, particulièrement aux cuivres, qui deviennent ainsi évocation, voire réminiscences. Parfois les sons électroniques viennent de derrière la scène ou d’un de ses côtés. Mais cette utilisation reste constamment très équilibrée, jamais démonstrative. La direction attentive et souple de Pascal Rophé n’est pas étrangère à cet équilibre. Grâce à cela, la voix de Siegfried, incarné par le baryton Otto Katzameier, se détache avec évidence.
Le compositeur annonce dans un entretien présenté dans la note d’intention combien « il est impossible d’être en plein contrôle durant une heure de spectacle ». Le baryton allemand semble pourtant lui donner tort tant sa prestation est maîtrisée de bout en bout de la soirée. Si une seule et à peine audible attaque pourrait faire croire à une once de fatigue, Otto Katzameier captive de sa voix très présente, au texte allemand très intelligible, à la stature autoritaire et misérable d’un héros passé en déclin. Les différents registres sont maîtrisés, et pourtant Michael Jarrell n’est pas tendre envers le chanteur en lui confiant des parties mettant à l’épreuve ses passages de voix de tête à la voix de poitrine. Otto Katzameier passe de l’un à l’autre sans difficulté apparente, avec la même intensité et la même clarté, sans que la voix ne paraisse en souffrir et surtout sans aucune brutalité. L’interprétation en est alors intense, même dans les parties parlées et sans musique, qui n’en sont pas pour autant des moments de respiration (pour le chanteur comme pour le public).
Les trois filles du Rhin, personnifiées par Dima Bawab, Pauline Sikirdji et Sophie Belloir, ne sont que des souvenirs d’elles-mêmes, que des ombres inexpressives qui rappellent les moments de survie instinctive dominés par la peur et la tristesse. Leur prestation vocale ne manque néanmoins pas d’une attention forte. Si elles chantent parfois un texte, voulu à peine audible, elles font surtout des vocalises ou complètent le matériau orchestral bouches fermées. Cela leur demande une maîtrise et une synchronisation travaillée du souffle ainsi qu’une très bonne oreille, l’intonation étant loin d’être évidente, avec notamment des dissonances angoissées qui ressortent parfois subtilement d’unissons (comme pour cacher quelque chose avec méfiance).
Pour occuper l’espace scénique, comme en parallèle avec la présence du baryton finalement extrêmement seul, les trois filles du Rhin sont parfois accompagnées du danseur Matthieu Coulon Faudemer, évidente incarnation du souvenir du jeune, beau et puissant héros. S’il se montre vaillant guerrier lors du premier interlude, la personnification de l’homme victorieux du dragon est intensément violentée lors du second interlude. Le héros devient victime, et pourtant, il remonte incessamment sur sa chaise avant d’être de nouveau mis à terre, vraisemblablement non par plaisir mais par inconscience.
Pour cette recréation au Théâtre Graslin de Nantes, l’atmosphère oppressante de la musique est accentuée par la sombre mise en scène imaginée par le librettiste en personne et réalisée avec sa fidèle équipe, Pierre-André Weitz à la scénographie et aux costumes, Bertrand Killy aux lumières. Pour illustrer le souvenir et donner du mouvement à la scène, comme un film mais sans vidéo, l’équipe a mis en place le système simple et ingénieux d’un petit plateau tournant en fond de scène dont les ombres sont projetées sur un écran de tulle placé en milieu de plateau. Les ombres de différents objets changent alors de taille en fonction de leur éloignement de la source de lumière, offrant des effets de perspective efficaces, en plus des ombres produites par les filles du Rhin.
Les spectateurs se montrent fascinés, mais d'autant plus surpris par la soudaine et violente chute de chaussures et de bottes, telle une bombe qui devient triste souvenir de ces montagnes d’affaires retrouvées à la libération des camps (et filmées en immenses et déchirants travellings par Alain Resnais dans son film documentaire Nuit et Brouillard).
La scénographie paraît toutefois moins évocatrice, comme d’ailleurs la musique, lors de la partie centrale, particulièrement autour de la séquence 8 « Nun ist es Nacht » (Voici la nuit). Il s'agit pourtant de l’une des parties les plus puissantes et les plus riches du livret d’Olivier Py, traitant avec subtilité mais force de la relation complexe qu’entretient le dramaturge contemporain avec Wagner et touchant au cœur de la réflexion à laquelle le public est invité.
Les références se croisent ainsi, notamment autour de "Nuit et brouillard" ("Nacht und Nebel" chanté par Alberich chez Wagner, expression reprise par les nazis pour leur opération de déportation et d'épuration), parmi d'autres références qui questionnent la puissance du langage, le devoir de la mémoire.
Une lumière blanche vient alors éclairer le public à travers l’écran de tulle, avant que tout ne s’éteigne dans le silence.
Retrouvez notre interview d'Olivier Py, dans laquelle il revient sur cette production