Les voix souffrantes de Mozart interprétées par Verónica Cangemi au Teatro Colón
L’ouverture de la soirée se fait sur celle de L’Enlèvement au Sérail (1782), dévoilant une direction enjouée et un chef d’orchestre sautillant. César Bustamante, qui est pour ce concert à la tête de l’Orchestre permanent du Teatro Colón, fait d’entrée preuve de rigueur sur les tempi, timbales et triangle marquant même le temps de façon peut-être un peu trop appuyée, tandis que les attaques des cordes se font avec une précision d’orfèvre.
Si la satisfaction de Verónica Cangemi, visiblement émue de fouler à nouveau les planches de la grande salle du Teatro Colón, est palpable dès son entrée en scène, elle s’accompagne aussi d’un peu de malchance car la soprano argentine a un léger chat dans la gorge qui se fait remarquer au fil de la soirée. Femmes outragées, trompées, humiliées ou nostalgiques : les souffrances psychologiques des personnages mozartiens interprétés se voient donc, curieusement, doublées d’une souffrance physique, aussi légère soit-elle, pour celle qui les chante. Le premier air chanté, "Vado, ma dove? Oh Dei!" (1789), ajouté par Mozart à l’opéra Il burbero di buon cuore signé à l’origine par le compositeur espagnol Vicente Martín y Soler, rappelle, si besoin était, que tout rôle de soprano créé par Mozart est un défi permanent pour une chanteuse de cette tessiture. La voix de Verónica Cangemi est puissante, le vibrato agréable et élégant. Son timbre azuréen, d’une délicate couleur argentée, s'accompagne d’une belle maîtrise des flux d’air et des volumes, favorisant une prononciation de l’italien très ouverte et tout à fait compréhensible. L’investissement scénique et corporel est complet.
Le chef d’orchestre fait preuve d’une vigilance sans faille et mouille la chemise, au sens propre, pour maintenir par les gestes mais aussi les sourires les élans de son orchestre. Verónica Cangemi est aussi une Donna Elvira (1787) convaincante : son interprétation est sensible avec de jolis accents cristallins. Une petite toux discrète se fait entendre à la fin cet air, les bas-médiums et graves ayant pu être altérés en rondeur dans les pianissimi du fait de ces inconvénients de santé. César Bustamante donne à l’Ouverture des Noces de Figaro (1786) des reliefs marqués, l’assise des tempi de son orchestre lui donnant des accents grandiloquents. Les irritations de la gorge de la soprano se prolongent dans l’air suivant, "Porgi amor!", extrait des Noces, mais n’entravent pas d’habiles projections, en quête d’horizontalité. L’expérience parle. Le souffle est long, le courage faisant fi de la sécheresse de la gorge, d’autant que l’air suivant, "Dove sono" (extrait de la même œuvre), s’enchaîne ici avec le précédent sans possibilité pour la chanteuse de s’hydrater. Ce passage, mêlant nostalgie et désir de reconquête de la Comtesse Almaviva, est rendu avec une agilité appréciable dans les suraigus qui dégage une grande richesse dans les harmoniques de la voix. En outre, la cohésion avec l’orchestre mené par César Bustamante, est totale, comme en témoigne la synchronisation entre les cordes vocales de la soprano et les cordes des contrebasses.
Le très beau Rondo concertant pour piano et orchestre, complété par Mozart en 1782, figure par son chromatisme presque préromantique (joué mains croisées par le pianiste Fernando Pérez qui a rejoint la scène), l'entente entre le soliste et l’orchestre qui l’entoure. Suite à cette nouvelle pause de la chanteuse, Verónica Cangemi peut revenir pour interpréter le dernier morceau, l’air de concert "Ch’io mi scordi di te?" (1786), apothéose du spectacle qui voit réunis les deux solistes de la soirée et l’Orchestre permanent du Colón. C’est l’occasion pour la soprano d’user de trilles bien exécutés et de manifester une réelle complicité avec le pianiste, le decrescendo entre la voix et le piano se montrant par exemple à l’unisson. Le passage "L'alma mia mancando va", avec une voix en demi-teinte, ou en demi-souffle, permet à la chanteuse de transformer son petit handicap physique du moment en une démonstration stylistique étonnante, le sens du texte venant à la rescousse de la voix.
L'auditoire partage l’émotion des artistes de retrouver leur public, lui-même réservant à tous ces interprètes un accueil aussi chaleureux que des retrouvailles familiales. Pas de doute, la grande famille du Teatro Colón n’est plus sans voix, en souffrance, séparée ou à distance, et se trouve à nouveau réunie.