Poètes français et mélodies par l'Académie de l'Opéra de Paris
Le titre du concert "les poètes français et la mélodie" annonce le programme : la mélodie française en format piano-voix, avec de la poésie avant toute chose. Et pour cela, les jeunes solistes lyriques ont travaillé la prosodie et les intentions poétiques avec un grand soin, rendant très intelligibles les mots et les émotions, le texte et ses beautés (qui se déploient vers le lyrisme vocal). Le programme a su attirer et charmer un public nombreux grâce à ces fameuses ou rares poésies françaises comme porte d'entrée musicale. D'autant que cet art français est défendu par les interprètes internationaux formés à l'académie, dans les œuvres de grands compositeurs français et francophiles. Le programme s'ouvre ainsi sur des poèmes de Verlaine mis en musique par le britannique Frederick Delius (lui aussi, comme plus tard Enescu au programme, venu de l'étranger vivre et mourir en France au XXe siècle).
La soprano Martina Russomanno assume les sanglots et les sombres sons d'"Il pleure dans mon cœur" par son registre grave et un large vibrato. Les mélodies se déploient, sur ce matériau textuel et sonore, dans leur puissante forme en arche. La mélodie C'est l'extase monte ainsi depuis "Cette âme qui se lamente" pour culminer sur "c'est la nôtre" et redescendre "tout bas". Les arches de chaque mélodie se composent aussi entre elles, en arche à travers le programme, montant jusqu'à la lueur blanche de la lune dans les bois (La Bonne chanson). Son "heure exquise" concluant cette mélodie annonce comme si elle rimait déjà avec "l'extase langoureuse" qui suit dans le programme (même si la chanteuse change entre temps de pianiste accompagnateur). La soliste déploie subtilement et intensément ses résonances vocales en résonance avec le texte, même si elle n'ose pas encore le registre de poitrine (certes si rare chez les sopranos).
Le piano tenu par Ramon Theobald articule lui aussi, comme si l'instrument parlait : chaque note arpégée est une syllabe formant un phrasé, chaque accord est limpide comme un mot. L'instrument dialogue ainsi avec la voix, dans cette construction mais aussi littéralement (comme lorsque la partition lui fait jouer les chants des oiseaux évoqués par le poème). Ce même piano, tenu par Hugo Mathieu, montre aussi la maîtrise, conjointe avec le chant dans le rythme de cavalcades où galopent aisément les doigts et la voix des Chevaux de bois.
Le baryton-basse Niall Anderson montre lui aussi le travail fait sur la langue française mais encore davantage en cours sur ce répertoire, notamment à cause du choix des morceaux (Poulenc et Apollinaire). La souris est si courte qu'elle n'a pas le temps de trouver la justesse et le placement vocal. Le chanteur alanguit déjà cette mélodie pour prendre un peu plus de temps et déployer ainsi toute la rondeur de sa prosodie et de son timbre. Cette langueur annonce certes la mélodie suivante, l'une des plus langoureuses de tout le répertoire (Hôtel) mais la langueur de l'interprétation s'additionne plus qu'elle ne s'accorde à la langueur de la pièce, et la langueur devient alors lenteur, glissant longuement sur chaque voyelle et consonne. La voix ne retrouve pas sa justesse et ne permet pas au pianiste Hugo Mathieu de recoller les notes en lignes.
Dans le Bestiaire, la caravane du Dromadaire avance à un pas de sénateur (le piano se fait d'autant plus plaisir dans la petite coda rapide à la fin). La Chèvre est aussi lente que ses poils sont longs, la sauterelle saute très loin, et que dire des carpes dont le poème dit justement (et la musique le souligne), "que vous vivez longtemps !". Le Dauphin accélère enfin mais le texte devient intelligible, expliquant ainsi et aussi pourquoi le rythme était si lent : les textes avaient avant un effet de rondeur vocale liée aussi à l'amplitude de la tessiture dans le grave (tandis que les montées dans l'aigu sont mal négociées).
La mezzo Marine Chagnon se tourne vers le public comme une naïade sortant des eaux, d'autant que sa chevelure est dans un savant effet décoiffé : annonçant La Chevelure qu'elle chante (dans ces Trois Chansons de Bilitis composées par Claude Debussy sur des poèmes de Pierre Louÿs). La souplesse de son articulation épouse la musicalité de cette prose qui annonce Mélisande. Sa grande douceur est portée sur un médium-grave diaphane avec quelques accents dans le médium menant vers un vibrato serré. La troisième mélodie, Le Tombeau des Naïades réunit les deux thèmes précédents chantant les "cheveux devant ma bouche" Une réunion qui est aussi celle avec le pianiste Carlos Sanchis Aguirre, de l'impressionnisme et du phrasé.
Les huit instrumentistes à cordes de l'Académie (tous donc, hormis la contrebassiste) rendent hommage à Enescu, compositeur roumain mais aussi tellement français de compositions : ils jouent l'Octuor à cordes en Ut majeur dans cet Amphithéâtre au moment même où résonne juste au-dessus, dans la grande salle, la dernière représentation d'Œdipe d'Enescu (œuvre créée par l'institution en 1936, à Garnier). L'octuor à cordes déploie lui aussi une grande forme en arche, d'abord dans l'infinie tendresse d'une berceuse, d'un berceau même pour la mélodie. Celle-ci est confiée au deuxième violon, le premier n'entrant que plus tard, déployant alors un grand dialogue expressif avec aussi le troisième violon qui s'ancre ainsi en pivot entre mélodie et harmonie, lyrisme subtil et puissant.
L'hommage au gallicisme de George Enescu (dont le nom fut naturalisé en Georges Enesco) se poursuit, en français dans le texte et avec des chansons patrimoniales : celles du précurseur de la Pléiade, Clément Marot, qu'il a mises en musique. Lise Nougier se déploie et articule son mezzo dans un équilibre des caractères aussi radieux et intenses. Le vibrato est frétillant mais la voix est présente et assise. En raison d'une légère fatigue vocale, ou plutôt pour ne pas y tomber, elle arrondit un peu trop la voix pour conserver la clarté de la ligne et les paroles (qui deviennent hélas difficiles à comprendre mais gardent projection et caractères, y compris dans le cocasse : "Comme une guigne était rouge son nez ; Beaucoup de gens de sa race sont nés").
Félix Ramos contient visiblement l'intensité qu'il voudrait déployer pour parvenir (et il y parvient) à conserver le caractère mobile quasi-marmoréen du piano et de la partition. Il semble sur le point de vouloir chanter en jouant (rappelant en cela un autre fameux pianiste : Glenn Gould).
Ce concert défend et illustre ainsi l'art musical national en permettant à de nouveaux artistes de l'Académie de se présenter au public, et y compris à un nouveau public : certains spectateurs viennent pour la première fois à l'Opéra de Paris grâce au pass culture et se promettant déjà d'y revenir.